lundi 22 août 2016

“Nulle part, en France”, le documentaire de Yolande Moreau sur les réfugiés

Pour la collection Réfugiés d’Arte, Yolande Moreau a filmé les migrants dans le nord de la France. A sa manière humble et radicale, à hauteur de regard. Diffusé en avant-première sur Télérama.fr cet hiver, ce documentaire éblouissant est à nouveau programmé sur la chaîne culturelle samedi 20 août, à 18h50, et en replay durant sept jours.
« Regardez-le s’en aller au loin, Spirit of France — l’esprit de France. La République a laissé tomber un peu d’elle-même dans la boue de Grande-Synthe. Ci-gît l’Europe et son concert d’égoïsmes. » Sur les flots de la Manche, le ferry de la compagnie P&O file à l’anglaise. Mais pour les réfugiés des camps environnants, le voyage n’aura pas lieu. Alors, la caméra se tourne longuement vers une fillette aux yeux tristes, qui patauge dans une flaque saumâtre. La voix reprend. « Ci-gît l’Europe, oui, si elle abandonne l’esprit pour embrasser la peur. » Ce timbre doux que transcende une perceptible colère, c’est celui de Yolande Moreau. Ces mots scandés, qui battent comme un ressac la mesure des images, ce sont ceux du romancier Laurent Gaudé, qu’elle a sollicité pour l’accompagner vers Nulle part, en France, sa première incursion hors du champ de la fiction.
Décembre 2015. Le téléphone sonne dans la maison de l’Eure où la comédienne et réalisatrice césarisée (entre autres pour Quand la mer monte, en 2005, et pour Séraphine, en 2009) partage son temps entre permaculture et projets d’écriture — elle travaille notamment à un long métrage sur les faussaires. Au bout du fil, Philippe Brachet, rédacteur en chef du magazine Arte reportage, lui dit qu’il la voit bien aller tourner, du côté de Calais et de Grande-Synthe, un film sur les migrants. Yolande Moreau tombe des nues : elle ne s’y voit pas du tout. « J’aime bien regarder des documentaires et il y a des gens qui font ça très bien, dit-elle en citant le travail d’Agnès Varda, qui lui confia l’un de ses premiers vrais rôles au cinéma, celui d’une bonne dans le court métrage 7 p., cuis., s. de b., … à saisir en 1984. Je ne comprenais pas : pourquoi moi ? »
Une bonne partie de la réponse réside sans doute dans la place omniprésente qu’occupent le nord de la France et les Flandres dans la carrière de cette native du plat pays. Pendant des années, elle y a promené son one-woman-show Sale Affaire, puis elle y a campé ses films… Et n’avait-elle pas ajouté son nom, à l’automne 2015, à l’appel de Calais paru dans les colonnes de Libération et signé par des centaines de personnalités du monde du spectacle ? Pour la convaincre, la chaîne franco-allemande dégaine, comme elle l’a fait pour les précédents contributeurs de cette collection, baptisée Réfugiés 1, une formule magique : carte blanche. Mais les promesses de liberté, tant sur le fond que sur la forme, ne sont pas suffisantes. « Quand on s’est rencontrées pour la première fois, dans un café à Paris, elle a été très cash : rien que l’idée de débarquer dans un camp avec une caméra la terrorisait », se souvient sa coréalisatrice et cadreuse Elsa Kleinschmager. C’est l’association au projet du photographe Gaël Turine, membre de l’agence Vu, meilleur ami de son fils et compagnon de route de Laurent Gaudé, qui lève finalement les dernières préventions de Yolande Moreau. Ce film, elle le fera donc à son image : humblement, doucement, mais non sans radicalité. « Quand on a en tête le rôle qu’elle tenait dans Les Deschiens, on peut facilement être tenté de l’imaginer foldingue, dit justement Elsa Kleinschmager. Ce n’est pas le cas. Moi, j’ai été très impressionnée par sa force de travail et son efficacité. Elle savait très bien ce qu’elle voulait. » 
Dès le départ, elle l’a décidé, il n’y aura pas de voix off, seulement les poèmes écrits en situation par Laurent Gaudé et lus par elle au montage — travail d’actrice qui lui a paradoxalement donné le plus de fil à retordre. Au deuxième jour de tournage, deuxième virage assumé : désormais, on ne filmera plus qu’en plans larges. « J’ai d’abord été assez dubitative, en me disant que ce n’était pas télégénique et qu’on n’était pas là pour faire du cinéma », reconnaît la cadreuse, ayant une longue expérience du reportage télévisé. « Elle aurait très bien pu faire un sujet dans la veine de Strip-tease, en tendant le micro à des Calaisiens et des Dunkerquois à bout de nerfs, en opposant les regards et en faisant monter la sauce, juge Elsa Kleinschmager. Elle n’a jamais voulu aller dans le noir et le blanc. Elle aime le gris, et cela vaut aussi pour les cieux. Un jour que l’on tournait, alors qu’il faisait grand beau et que le ciel était bleu, elle faisait la grimace, me disait qu’elle n’aimait pas, que c’était trop joli… Peu après, on a tout refait en gris ! »
Pudeur d’un regard dénué de toute velléité d’enjoliver, de surplomber ou de juger. «  Crapahuter toute la journée dans la boue et les excréments, c’est épuisant. Alors, dès qu’on se posait pour faire une scène, Yolande dépliait sa chaise. Et se mettait, de fait, à hauteur des réfugiés avec lesquels elle discutait », rapporte la cadreuse. Comment mieux rendre leur dignité humaine à ceux que l’on a vus errer au milieu des rats crevés et des poubelles que de commencer par les regarder dans les yeux ? Mais quand on lui parle de film militant, elle fronce les sourcils. Pourtant, sur les images qui défilent, la voix reprend : «   La France est peureuse et l’Europe tout entière prend des airs de fossoyeur. Mais ne nous y trompons pas : ce qu’on enterre avec nos bulldozers, ce ne sont pas les tentes des migrants, c’est la passion européenne. » Et cette voix, c’est la voix de Yolande Moreau.
(1) Un cinéaste, un écrivain, un photographe et un dessinateur de bande dessinée partagent leur regard sur un camp de réfugiés. Outre Yolande Moreau, Laurent Gaudé et Gaël Turine, l’écrivain Didier Daeninckx et le dessinateur Cyrille Pomès ont travaillé autour de Calais et de Grande-Synthe. A voir sur arte.tv/refugies 

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