mardi 5 juillet 2016

Rémi Fraisse : les gendarmes ont tenté de saboter l’enquête. Voici comment

Source : Reporterre
La mort du jeune naturaliste à Sivens, en octobre 2014, est le résultat d’actions toutes différentes de la version officielle jusque-là diffusée, comme nous l’avons montré hier. Et dans les premières semaines de l’enquête, la gendarmerie a multiplié coups tordus et pressions sur les témoins pour tenter de cacher la vérité. Voici les faits.
Que s’est-il réellement passé dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, à Sivens (Tarn), lors de la mort de Rémi Fraisse ? À la lumière du dossier d’instruction et de nombreux témoignages, Reporterre l’a raconté dans le premier volet de notre enquête, révélant qu’une équipe fantôme de gendarmes a agi cette nuit-là. Et n’avait pas pour seul but de défendre la zone. Ensuite ? Nous le racontons maintenant.

Dès le lendemain de la mort de Rémi Fraisse, dans la nuit du samedi 25 octobre 2014 au dimanche 26, les coups tordus commencent : pendant près d’une semaine, les autorités vont tenter de minimiser l’affaire et d’instiller le doute. Leur but : réduire la responsabilité des gendarmes mobiles déployés à Sivens la nuit du drame.
D’abord avec la publication, à 10h30 le dimanche matin, de ce communiqué laconique de la préfecture du Tarn : « Vers 2h du matin, le corps d’un homme a été découvert par les gendarmes sur le site de Sivens. » Pourtant, la première autopsie réalisée au petit matin, le 26 octobre, révèle déjà la possibilité d’un décès causé par l’explosion d’une grenade offensive. Les médias ont les yeux rivés sur le Tarn. Il n’est plus possible d’étouffer l’affaire : dès le lundi 27, Reporterre dévoile que Rémi Fraisse est mort du fait d’un gendarme. Les manœuvres des autorités vont alors s’insinuer dans l’enquête pour tenter de l’orienter.

Une grenade perdue et un sac à dos introuvable

Justement, une grenade offensive « égarée » par les gendarmes mobiles à Sivens fait son entrée dans le dossier. Une perte signalée en haut lieu, selon l’enquête de flagrance à laquelle Reporterre a eu accès. Si les munitions utilisées par les forces de l’ordre sont comptabilisées soigneusement au cours de leurs « opérations », celles qui sont perdues ne sont que très rarement signalées, en raison du risque de sanction. Ce qui pose question, c’est la chronologie de la perte de cette grenade.
Pour bien comprendre, il faut savoir qu’avant l’entrée en action de l’escadron La Réole, à minuit, d’autres unités de gendarmerie mobile ont été déployées sur le site de Sivens le samedi entre 16h55 et minuit et sont ensuite relevées par La Réole. Le chef L., qui appartient à l’escadron de Châteauroux, quitte donc la zone à minuit. Il se rend compte dimanche 26 octobre, dans l’après-midi, qu’il lui manque une grenade OF-F1. L’alerte est aussitôt donnée à son supérieur qui en réfère aux autorités. Interrogé pour l’enquête de flagrance deux jours après les faits, le chef L. assure aux enquêteurs qu’il pense être en possession de la totalité de son matériel au moment de la relève du samedi soir. Pour lui, il n’y a alors aucun doute : sa grenade a disparu « au moment du départ du site de Sivens. Dans la zone vie et à l’extérieur jusqu’au chemin en direction de la maison forestière ». Des endroits où les zadistes auraient pu accéder.
L’alerte sur la perte de cette grenade n’est donc donnée que le dimanche après-midi et elle tombe à point nommé. Car, à ce moment-là, il ne fait aucun doute que Rémi Fraisse a été tué par une grenade offensive de type OF-F1. « Faire disparaître du matériel pour se protéger, c’est une pratique courante », remarque une source policière qui a pris connaissance du dossier. « Au vu de la quantité de munitions balancées par les gendarmes ce week-end, ils n’étaient pas obligés de la signaler, surtout 24 heures après. » On peut émettre l’hypothèse que les gendarmes ont tenté de se ménager une porte de sortie en mettant de côté une preuve matérielle. Ceci afin de suggérer que le jeune homme aurait été tué par une grenade qu’il aurait récupérée lui-même ou qui aurait été trouvée par des zadistes.
Car le lendemain de la mort de Rémi, le lundi 27 octobre, son sac à dos entre en scène. En fin d’après-midi, à Albi, la préfecture du Tarn, les journalistes se pressent dans le petit bureau de Claude Dérens, procureur de la République. « La plaie importante située en haut du dos de Rémi Fraisse a été causée, selon toute vraisemblance, par une explosion », déclare-t-il, en précisant que « rien ne permet d’affirmer qu’une grenade lancée depuis la zone où les gendarmes étaient retranchés a pu être à l’origine de cette explosion ».
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La scène du drame, en plein jour
Mardi 28, le procureur se rend sur le site de Sivens, où il assure, devant la presse, que les zadistes « ont toujours le sac à dos, mais nous espérons qu’ils vont le donner aux enquêteurs ». Quelques lambeaux ont été retrouvés sur les lieux du drame, mais il manque l’objet en entier, selon les médias. Et pour cause : l’explosion a en partie déchiqueté le sac à dos de Rémi. La partie du sac encore intacte a été récupérée par les gendarmes en même temps que le corps de Rémi. Elle figure parmi les premières pièces à conviction.
Le doute a été cependant insinué et journalistes et gendarmes posent la question : le sac à dos contenait-il des produits explosifs ?
Mais le 31 octobre, les analyses présentes dans le dossier confirment « une explosion due au TNT », un composant des grenades offensives militaires. Aucun autre élément chimique n’est découvert.
On assiste donc à l’échec du double mensonge : non, les zadistes n’avaient pas récupéré le sac, et non, le sac ne contenait pas d’explosif, tel que, par exemple, un cocktail Molotov.
Au demeurant, les cocktails Molotov, abondamment cités par les gendarmes à ce moment, restent presque introuvables le soir du drame. Si, dans l’après-midi, comme cela avait été filmé, deux de ces engins sont envoyés sur les forces de l’ordre, en revanche, durant la nuit, racontent les gendarmes aux enquêteurs, « nous n’avons pas été touchés par ces cocktails, ils sont tombés devant nous (...) ils étaient lancés de trop loin pour nous toucher ».

À Rodez : une histoire de fous


Pendant ce temps, une rumeur se propage dans les casernes du Sud-Ouest : la famille de Rémi aurait tenté d’attaquer une gendarmerie pour se venger. Un mensonge, bien sûr, mais un élément de plus dans la bataille de communication menée par le corps militaire. À l’origine : une histoire étrange, survenue le lundi soir 27 octobre, à Rodez, dans l’Aveyron, un département voisin du Tarn. Ce soir-là, deux hommes se présentent vers 20h devant la gendarmerie départementale pour « apporter, selon eux, des précisions concernant “le crime de Sivens” », indique un procès-verbal des enquêteurs.
Garés devant la caserne, ils « trépignent et s’impatientent ». Ils donnent leurs noms à l’interphone, en attendant qu’on leur ouvre le portail. Mais, le temps que le portier arrive pour leur ouvrir, ils sont repartis sans plus d’explication. Rapidement, par la plaque d’immatriculation filmée par la caméra de vidéosurveillance, les gendarmes de Rodez identifient la voiture : elle appartient à une certaine Clotilde Fraisse.
Or, les gendarmes chargés d’enquêter sur la mort de Rémi ont scruté les données du téléphone portable du jeune homme et n’y ont rien trouvé de particulier. Seulement des appels et des textos de ses amis et de ses proches. Parmi ces textos, plusieurs proviennent d’une dénommée « Clo ». Un nom source de confusion : il s’agit de sa sœur Chloé. Or, la voiture volée appartient à une quasi-homonyme, Clotilde Fraisse, qui demeure à Rodez.
Pour cette jeune femme, rencontrée par Reporterre, « il s’agit d’une coïncidence ». Elle n’a aucun lien de parenté avec Rémi Fraisse et s’étonne encore aujourd’hui qu’on se soit intéressé à sa voiture, « une vieille Honda de 1997, personne n’en voudrait ! » s’exclame-t-elle. Deux gendarmes de Rodez viennent chez elle le 28 octobre au matin pour lui apprendre que son véhicule a été dérobé … et retrouvé. Une fois au commissariat de police, on l’interroge sur ses liens avec la famille de Rémi. « Aucun », répond-elle. Surprise totale pour l’officier de police judiciaire, qui trouve la situation « insolite ». Après trois heures d’audition et sur les conseils du policier, elle porte plainte trois jours plus tard. Sauf que, sur le procès-verbal de la plainte, daté du 31 octobre, il n’y a qu’un seul nom. Pourtant, trois jours plus tôt, ce sont bien deux personnes qui sont repérées devant la caserne de Rodez.
Le premier de ces deux individus se fait appeler Nathanaël. Il est interpellé « le 28 octobre, à bord du véhicule volé ». Le second, qui a dit, à l’interphone de la gendarmerie, se prénommer Jérémy, est arrêté un jour plus tard à Rodez. Sur lui, on ne sait rien, ou presque. Dans un courrier aux enquêteurs, l’adjudant-chef de la gendarmerie de Rodez souligne : « Après vérifications, ces deux personnes présentent des troubles du comportement et les éléments qu’ils disaient détenir ne correspondent à rien de concret. Ils n’ont aucun lien avec tous les événements liés à Sivens. »
Nous avons fini par rencontrer ce « Nathanaël ». Âgé de 42 ans, il présente bien des troubles psychiques, mais il nous assure « avoir rencontré Jérémy à Sivens et être revenu de là-bas avec lui » quelques jours avant les faits. Sur le vol de voiture, son récit est embrouillé et confus : une crise de folie, des clefs trouvées comme « par providence » au centre médico-psychologique de Rodez où Clotilde Fraisse est également prise en charge, et puis... plus rien. Il nie avoir été devant la gendarmerie. Savait-il à qui appartient la voiture ? Là non plus, pas de réponse. Pas de détail sur les gardes à vue dans le dossier d’instruction, pas de poursuite. Le complice Jérémy s’est évanoui dans la nature. Voilà pour la version officielle de cet étrange épisode : une histoire de fous, et c’est tout.
Cependant, l’histoire reste trouble : rien dans la voiture de Clotilde Fraisse ne permet d’identifier sa propriétaire. Seul moyen de le savoir : avoir accès aux fichiers des forces de l’ordre, dans lesquels le véhicule est enregistré suite à une mésaventure passée de la jeune femme. Est-il possible que l’on ait tenté de discréditer la famille en utilisant deux personnes déséquilibrées ?
Si c’est le cas, nouvel échec. Car les médias dressent le portrait réel de Rémi et cassent l’image violente et belliqueuse véhiculée jusque-là. Suite à quoi, un enquêteur de la section de recherche de Toulouse reçoit un courriel, qui apparaît dans le dossier : « Il faudrait que tu fermes la porte sur les deux gars qui se sont présentés à Rodez le 27 octobre. Je sais qu’ils ont été interpellés et que ça n’a rien à voir avec notre histoire, juste un petit PV pour clore cette histoire. » Ce message est signé d’un responsable du bureau des enquêtes judiciaires de l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale). À Paris, on s’intéresse donc de près au vol d’une voiture dans l’Aveyron...

Quand les enquêteurs tentent d’intimider les proches et les témoins


Le 29 octobre, une information judiciaire contre X pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » est ouverte. Anissa Oumohand et Élodie Billot, les deux juges toulousaines en charge du dossier, délèguent leurs pouvoirs d’instruction à cette même IGGN et aux gendarmes de la section de recherches de Toulouse.
C’est une hérésie, selon une source proche de la gendarmerie : « Ils n’auraient jamais dû être désignés pour mener cette enquête. Les gendarmes de Haute-Garonne et du Tarn sont cousins, c’est comme si les faits s’étaient déroulés chez eux. » Par « esprit de famille » ou par volonté manifeste d’orienter l’enquête, les militaires de Toulouse s’échinent à trouver des éléments à charge contre Rémi. Son ordinateur est saisi. Au fil des semaines, ses proches sont auditionnés sous la pression : « On sait tout. Attention à ce que vous allez dire ! » déclare-t-on à un ami de Rémi Fraisse en guise de préambule à une audition.
Un camarade de la victime raconte que : « Les gendarmes n’arrêtaient pas de demander si Rémi fumait du shit. Tout l’entretien était mené comme si ils voulaient prouver que c’était un vilain garçon. » (Voir ici) Peine perdue : malgré toutes les pressions exercées sur l’entourage de Rémi Fraisse, les gendarmes ne trouvent rien de probant contre le jeune homme.
Les tentatives d’intimidation se déplacent alors sur les témoignages des opposants qui viendraient contredire la version des forces de l’ordre. Marc, l’opposant de longue date que nous avons déjà cité hier, est entendu par les gendarmes un mois après les faits. « Au début, l’entretien se déroule dans le calme », nous explique-t-il. C’est lorsqu’il en vient à la question épineuse de la position réelle des militaires que l’audition dérape : « Le capitaine en charge de l’enquête se met en colère quand je lui explique que, la nuit de la mort de Rémi, je vois arriver des gendarmes qui prennent position en dehors de la zone de vie du chantier. Il me cite un autre témoin qui n’aurait pas vu la même chose que moi. Le capitaine s’énerve en me précisant que lui aussi était à Sivens, qu’il a été victime de jets de pierre et qu’il y avait des cocktails Molotov. » Devant l’attitude de l’enquêteur, Marc refuse de signer le procès-verbal de l’audition, qui est versé au dossier. Procès-verbal dans lequel il n’est fait aucune mention de la question cruciale de l’équipe « hors-zone », évoquée par le témoin.
En revanche, l’enquêteur y ajoute que « ses déclarations présentent des invraisemblances par rapport aux faits qui se sont déroulés et qu’il dit avoir vécu. Ne sachant plus comment justifier ses dires, il s’emporte (…) L’intéressé semble particulièrement perturbé psychologiquement ».
Victime d’un tir de lanceur de balles de défense la nuit de la mort de Rémi Fraisse, Marc dépose plainte contre les forces de l’ordre quelques semaines plus tard, en Aveyron, où il vit. Au cours de cette deuxième audition, il réitère ses affirmations. Mais le procès-verbal où il est écrit noir sur blanc que des militaires sont positionnés hors de la zone de vie ne sera jamais versé au dossier d’instruction.
Les enquêteurs de la section de recherches de Toulouse continuent, quant à eux, d’intimider les témoins auditionnés. Faisant état à des journalistes, dès le lendemain de la mort de Rémi Fraisse, de « grenades lancées au milieu de groupes de manifestants », Marie (prénom changé) est invitée quelques semaines plus tard à se présenter devant les gendarmes. La jeune femme, que Reporterre a rencontrée, est encore aujourd’hui bouleversée par le déroulement de cette audition où elle fait face à « deux types menaçants ». Elle leur raconte la violence déployée par les forces de l’ordre cette nuit du drame, et évoque des « projectiles incandescents », peut-être lancés par les militaires. « Ils ne me croyaient pas », nous explique-t-elle. Les enquêteurs grondent avant de l’effrayer : « On va vous faire convoquer devant les juges puisque vous dites n’importe quoi ». À l’instar de Marc, Marie refuse de signer son procès-verbal d’audition et souhaite désormais laisser cette affaire derrière elle.
D’autres témoins livrant une version différente des faits sont victimes de ces méthodes douteuses. En octobre 2015, soit un an après la mort de Rémi Fraisse, un témoin direct de son décès nous affirmait que des gendarmes se situaient bien en dehors de la zone de vie. Dans cet article, Christian déclarait se tenir à la disposition de la justice.
Deux jours après la publication, la gendarmerie du Tarn dit aux enquêteurs de Toulouse avoir été contactée via Facebook par l’ex-compagne de Christian. Celle-ci affirme qu’il « tente de provoquer un chaos en évoquant une version différente des gardes mobiles ». La machine se met immédiatement en branle : l’ex-compagne est entendue par les enquêteurs de Toulouse. Elle évoque « une version qui a changé au cours de l’année ». Une réquisition officielle de la ligne téléphonique de Christian est demandée. Une fois localisé, il est sollicité par les enquêteurs mais refuse d’être entendu par « des gendarmes qui enquêtent sur des gendarmes » et demande à parler directement aux juges. Il est alors placé officiellement sur écoute pendant quelques semaines. Ses contacts sont minutieusement comptabilisés et ses conversations, archivées. Début 2016, il est enfin entendu par les juges, qui ne manquent pas de lui faire remarquer les assertions de son ex-compagne. Il leur répond : « Je ne sais pas pourquoi elle fait ça. J’assume ce que j’ai dit », en précisant que cette version a été livrée dès le lendemain des faits à des journalistes qui ont enregistré son témoignage.
Christian n’est pas le seul à avoir été entendu par les juges en ce début d’année. D’autres témoins ont pu enfin livrer leur version des faits sans subir les pressions des gendarmes. Reste maintenant à savoir si d’autres personnes se présenteront aux juges. Celles-ci doivent faire la lumière complète sur la mort de Rémi. Mais aussi établir quelles sont les responsabilités de la chaîne de commandement, du gendarme lanceur de grenade jusqu’au plus hautes autorités de l’État. Pour enfin savoir qui a tué Rémi Fraisse.

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