mercredi 23 mars 2016

Quand Parisiens et migrants inventent le Vivre ensemble

Source : Reporterre

Un hôpital désaffecté est devenu un lieu d’occupation « éphémère ». Ressourcerie, manufacture, café, cantine solidaire, foyer de migrants, centre d’hébergement d’urgence et de réinsertion… un millier de personnes, résidents, locataires, travailleurs et étudiants y vivent et y travaillent dans une ambiance villageoise.
- Paris, reportage
Le long du boulevard, l’imposante enceinte du XIXe siècle est surmontée de parpaings. Puis, le pan de mur rafistolé laisse place à une large entrée, autrefois destinée aux ambulances. Un panneau nous invite à emprunter le couloir piétons. Sur sa longueur, la liste des structures hébergées sur place a remplacé celle des anciens services hospitaliers. L’ex-hôpital Saint-Vincent-de-Paul, encore l’une des plus grandes maternités de Paris il y a quelques années, est désormais un « lieu d’occupation éphémère ». Bienvenue aux Grands Voisins.
À peine a-t-on fait quelques pas que, sur la droite, la Ressourcerie créative invite à chiner dans un empilement de meubles, de vêtements et de bibelots à prix modestes. En face, les cheminées de l’ancienne chaufferie attirent l’œil vers ce qui a été transformé en un ensemble de salles de réunion. Sur la gauche, la Manufacture Pasteur occupe une halle façon XIXe avec des ateliers d’artisans. La signalétique, d’un jaune ensoleillé qui tranche avec le gris de l’hiver, invite le visiteur à se diriger vers la Lingerie. La grande maison à arcades est devenue un café-restaurant chaleureux.
Il faut s’avancer dans l’entrelacs de bâtiments pour s’apercevoir que certains sont mieux entretenus que d’autres : c’est là que se trouvent les centres d’hébergement d’urgence, ainsi que le foyer de travailleurs migrants. Certains sont vides en raison de leur vétusté. Les plus anciens datent du XVIIe siècle, les plus récents des années 1970. Ces édifices hétéroclites reflètent la diversité des populations qui s’y croisent en ce samedi après-midi : un migrant passe tête baissée, une famille déambule, de jeunes Parisiens élégamment habillés fument devant l’un des ateliers, des vieux se promènent entre deux ondées.

Occuper une « faille temporelle dans le marché de l’immobilier »

Les derniers services de l’hôpital ont fermé fin 2011. Bientôt, tout sera détruit ou réaménagé pour devenir un écoquartier, mais les travaux commenceront au mieux mi-2017, plus probablement à partir de 2018. Alors, en attendant, l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris) a confié la gestion des locaux à l’association Aurore. En tout, seize bâtiments, répartis sur 3,4 hectares, le long de l’avenue Denfert-Rochereau, dans le 14e arrondissement de Paris. Foyers d’urgence ou de réinsertion, Aurore a installé près de 600 personnes en situation précaire, avec l’association Coallia, qui gère le foyer de travailleurs migrants.
« On n’avait pas mesuré l’ampleur du défi », reconnaît William Dufourcq, directeur du site chez Aurore. C’est d’abord Plateau urbain qui a été appelé à la rescousse. L’association occupe des « failles temporelles dans le marché de l’immobilier », explique son vice-président Paul Citron autour d’un café, à un coin de la grande table de la Lingerie. « Il y a l’équivalent de 44 Tours Montparnasse de bureaux vides à Paris », affirme-t-il. Entre la fin d’une occupation et le début des travaux, beaucoup de bâtiments restent inoccupés plusieurs années. Alors, Plateau urbain propose aux propriétaires de les occuper temporairement : « On leur explique qu’on est une assurance antisquat. Le prix d’un maître chien présent 24 heures sur 24, c’est 17.000 euros par mois. L’adhésion à notre association coûte 10.000 euros. Ensuite, on calcule le coût des taxes, de l’eau, de l’énergie pour occuper les bâtiments, on évalue le nombre de mètres carrés utilisables, et on divise. Cela donne le prix de la location de bureaux. Ici, c’est 17 euros du mètre carré par mois, soit deux fois moins que la moyenne du marché. »

Entreprises de l’économie sociale et solidaire, start-up, associations, artisans et artistes forment le contingent du recrutement. Deux critères : la diversité et des structures « qui ne pourraient pas se payer un lieu de travail au prix du marché ». Deux conditions : accepter de remettre en état soi-même son espace de travail et participer à l’animation du lieu. En tout, près d’une quarantaine d’entreprises et associations, soit environ 150 salariés, se sont installées au cours des derniers mois à Saint-Vincent-de-Paul.
« D’un côté, on a de l’hébergement d’urgence, avec beaucoup de financement via les subventions, mais une acceptation sociale faible. De l’autre, on a des acteurs qui bénéficient d’une acceptation sociale forte mais qui ont peu de financement. C’est comme ça qu’on crée une super mixité sociale », résume Paul.
Enfin, pour faire vivre ensemble tout le monde, l’association Yes We Camp a rejoint l’équipe en août dernier. « C’est osé de la part de la mairie de Paris et de l’AP-HP d’avoir bien voulu ouvrir ce lieu. C’est une vraie innovation de leur part d’accepter qu’il s’y passe des choses qu’ils ne maîtrisent pas totalement. Mais c’est un ex-hôpital et donc, après tout, un bien commun », estime Aurore Rapin, responsable du projet Grands Voisins au sein de l’association.
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Aurore Rapin, responsable du projet Grands Voisins au sein de l’association Yes We Camp.
Elle gère la Lingerie, y propose une programmation culturelle et essaye d’en faire un lieu de vie ouvert à tous : un espace dédié aux enfants attire les familles du quartier, tandis qu’un tournoi de belote organisé par les hébergés de l’association Aurore est bientôt prévu. Dehors, plusieurs bancs et d’autres mobiliers urbains invitent les résidents à occuper l’espace, tandis que le printemps devrait voir fleurir un atelier d’agriculture urbaine, destiné à tous.
Aurore Rapin désigne le rez-de-chaussée haut de plafond de l’un des bâtiments : « On pourrait faire des concerts ici. » Au fond du parc, une maison de pierres et de briques style fin XIXe est en train d’être réhabilitée. C’était autrefois la maison de repos des médecins, elle va devenir l’espace de vie commune des hébergés. Dans le petit jardin, certains d’entre eux ont déjà débuté la construction d’une serre. Plus loin, dans un amphithéâtre, la responsable de Yes We Camp imagine « des spectacles à la belle saison ». Peu à peu, les allées tristes de l’hôpital abandonné ont repris vie, donnant naissance à un village. Après une première phase d’installation entre août et décembre, il commence à s’épanouir depuis janvier.

« Pour l’instant, on ne se mélange pas trop, on observe »

Malgré le temps pluvieux de ce samedi après-midi, jeunesse branchée et habitants du 14e se serrent dans les ateliers pour l’inauguration. Dix artisans se partagent la Manufacture Pasteur (céramistes, bijoutier, artisan du métal et du bois, graphiste, etc). Un père s’intéresse à l’annonce pour des cours de céramique. « Je cherche une activité pour ma fille pendant les vacances », se réjouit-il. Au milieu de ses céramiques délicates, Marie Laurent aussi a le sourire : « Je commence mon activité ; une boutique, c’est vite mille euros par mois, cela rendrait mon projet impossible. Ici, ça me coûte sans doute trois fois moins cher qu’ailleurs. » Rodrigo Guzman, à l’initiative de ce projet de manufacture, se félicite de cette « mutualisation des connaissances et des techniques ». Lui travaille le bois et le métal. « Sans doute qu’ensuite on montera des projets ensemble. » Il propose aussi des ateliers de construction de mobilier avec des palettes, ouvert à tous les Grands Voisins : « Ce qui est bien, c’est qu’Aurore a une équipe de médiateurs sociaux dont c’est le métier de faire le lien entre nous, on est accompagné. »
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Rodrigo Guzman, à l’origine de la Manufacture Pasteur.
La maisonnette d’à côté disparaît derrière une forêt de plantes vertes. À l’intérieur, les fleurs ont pour vases d’anciens flacons de l’hôpital. Ce « concept store végétal » est le nouveau cocon de Mama Petula, décoratrice végétale. « Je n’aurai jamais une opportunité comme celle-là ! se félicite la jeune entrepreneuse, qui a mis trois mois à rénover les quatre pièces de sa boutique-atelier. Je vais organiser des ateliers ouverts aux hébergés, mais je veux qu’ils fassent la démarche de venir ici, pas que ce soit moi qui me déplace. Il y en a qui passent, qui discutent parce qu’ils aiment les plantes ; c’est plus naturel quand le contact se fait comme ça », estime-t-elle.
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La boutique de Mama Petula.
Les promeneurs ont profité d’un accalmie. Sous son grand chapeau, un monsieur donne le bras à une petite mamie. « On habite ici », expliquent-ils. Ils résident dans le bâtiment Pierre-Petit, le « centre de stabilisation » d’Aurore, qui accueille, entre autres, des personnes ayant souvent passé plusieurs années à la rue. Lui nous dit être le président des hébergés. « Tout ça met de l’animation, c’est mieux que d’avoir un endroit mort, estime-t-il. Je suis d’accord avec l’esprit de tout ça. Cela peut permettre de ne pas laisser les gens s’enfermer dans la précarité. Enfin, pour l’instant, on ne se mélange pas trop, on observe. » La vieille dame reprend : « Mais ils ont coupé un beau sapin pour mettre des légumes. Ils les plantent et ensuite ils les laissent. Il faudrait faire les choses bien. »
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L’entrée du bâtiment Pierre-Petit.
Deborah, quelques mèches blanches dans des cheveux noir de jais, déambule dans les allées sans se soucier du crachin persistant. Elle aussi réside à Pierre-Petit. « J’adore la ressourcerie, je me fournis en matériel pas cher. » Vidéos d’animation, objets en cuir, c’est une créative. « Je me suis portée bénévole pour réparer les ordinateurs de la ressourcerie. On participe aux ateliers, ça permet de s’occuper. Après, reconnaît-elle, dans mon bâtiment, il y a certaines personnes qui ne sortiront jamais de leur chambre. »

« Les gens peuvent se sentir stigmatisés, car la pauvreté, on la porte sur soi »

Autre ambiance un jeudi midi où la bruine a cessé. Rendez-vous à la Lingerie pour la distribution de la Cantine solidaire. Plat à 5 euros, entrées et desserts à 1,5 euro. Le tout est préparé, livré et servi par les travailleurs en insertion d’Aurore. Les salariés des associations et entreprises du site font la queue avec leur plateau. « Bonjour ! » lance Shukrie, charlotte sur la tête, large sourire aux lèvres, avant de tendre une assiette de tiep végétarien, une recette africaine. Les tables vintage issues de la récup’ se remplissent rapidement.
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La cantine solidaire.
« La première fois que l’on vient ici, ça fait drôle, parce que c’est un ancien hôpital. On s’attend à un endroit triste et fermé. Et, finalement, c’est très ouvert, accueillant, convivial », commente Isabelle, venue pour une réunion avec Les Petits Débrouillards, une des associations logées sur le site. « On vient de plus en plus souvent ici pour nos réunions, même avec les financeurs. Il y a une ambiance à part, on parle facilement ; la dernière fois, on a demandé à des gens qui passaient leur avis sur un logo. »
Pourtant, ce jour là, les seuls hébergés présents à la Lingerie sont ceux derrière le comptoir, qui travaillent à la cantine solidaire. « L’idée est qu’ils y reviennent à d’autres moments pour prendre un café, espère Sébastien Juin, qui supervise ce dispositif pour l’association Aurore. Sur les 600 personnes qui vivent dans les centres d’hébergement du site, il y en a dix qui vont venir spontanément ici. Il faut réussir à intégrer aussi ceux qui sont le plus loin. » Il le reconnaît, la décoration et l’ambiance font du lieu un repère de bobos : « Ça peut être violent, les gens peuvent se sentir stigmatisés, car la pauvreté, on la porte sur soi. En même temps, de plus en plus savent aussi qu’ils peuvent venir s’asseoir ici sans que personne ne les regarde. »
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Sébastien Juin et Shukrie.
Il salue Rachid, resté à la porte, des papiers à la main. « Je suis venu demander conseil parce que j’ai des démarches à faire pour Pôle emploi », explique Rachid, à voix basse. La quarantaine, il vit dans le bâtiment Pierre-Petit, à cinquante mètres de là. Pourtant, il ne vient pas trop à la Lingerie. « Y’avait une soirée hier soir, mais je n’avais personne avec qui y aller », s’excuse-t-il. En fait, Rachid n’y vient que les jours où il travaille à la cantine solidaire : « Ça te plonge dans le bain, te met en contact avec les gens et ça ouvre le chemin vers le marché du travail. Ça encourage à aller vers l’avenir, à trouver un logement et un boulot. »
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La Ressourcerie créative.
Il nous emmène dans son foyer, un édifice des années 1970. Dans le hall, les colonnes de béton ont été repeintes de tags colorés. Des canapés invitent à discuter mais tout le monde chuchote. Il nous montre les bureaux des travailleurs sociaux, celui du psychologue – « Ici, il y a vraiment beaucoup de monde en dépression. » – la salle Internet, la cantine et le salon avec télé et bibliothèque : pour s’occuper, nul besoin de sortir. Mais, sur un panneau d’affichage, la Lettre des Grands Voisins invite à participer aux activités de la semaine : ateliers théâtre, couture ou céramique, cours de yoga, massages shiatsu, visites du site, concert le samedi et brunch le dimanche. Elles ressemblent plus à celles d’un bar pour jeunes actifs parisiens qu’à un programme de centre social.

Le travail, la voie d’insertion qui réussit le mieux

« C’est la même lettre qui est affichée dans tous les espaces, on propose les mêmes événements pour tout le monde », souligne Sébastien. « Je n’avais jamais mélangé autant de personnes au même endroit, poursuit-il. D’habitude, dans les centres d’hébergement d’urgence, on fait des sorties, mais on reste entre nous. Après, même quand les activités sont gratuites, il y a une porte de verre, les gens s’excluent eux-mêmes et il faut comprendre pourquoi. »
« Ces activités sont des passerelles, espère William Dufourcq, le directeur du site chez Aurore. On propose les conditions d’une mixité, mais on ne force pas les gens à se parler. Après, clairement, les hébergements d’urgence sont les structures les moins bien dotées du système social français. Donc, toutes ces activités apportent énormément par rapport aux services basiques que l’on offre habituellement. »
Le travail semble être, finalement, la voie d’insertion qui réussit le mieux. La cantine solidaire fait partie d’un dispositif plus global coordonné par Sébastien, la Conciergerie solidaire. Elle fournit toute une gamme de services nécessaires au bon fonctionnement du site : ménage, entretien des voiries et donc cantine. « Quand les hébergés travaillent, ils rencontrent les locataires de bureaux sur le site, raconte Sébastien. Ensuite, les gens se reconnaissent, se disent bonjour en s’appelant par leur prénom, il y a un effet village et pour certaines personnes c’est très valorisant. Cela donne envie de prendre soin de soi, de construire un projet. »
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La signalétique des Grands Voisins.
Les conditions sont donc idéales. « Mais, ce qui manque, c’est le temps, intervient Gautier Lebail, de Plateau urbain. Ici, c’est éphémère, on est là pour environ deux ans ; il faut aller vite alors que les hébergés sont ici chez eux. Ils sont arrivés avant nous et il faut respecter cela. » Entre août et décembre 2015, l’installation des entrepreneurs et des artisans, ainsi que l’ouverture de la Lingerie et l’arrivée de publics extérieurs ont bousculé les habitudes. Mais un conseil des voisins, qui se réunit environ tous les deux mois, instaure le dialogue entre tous les locataires de l’ancien hôpital.
« Ici, c’est un laboratoire pour repenser la ville, poursuit Sébastien. Il y a plein de gens de tous les horizons, on se demande comment faire pour qu’ils se croisent, et une équipe s’y consacre. Alors que dans les quartiers, d’habitude, qui s’en occupe ? Les politiques ne s’y intéressent pas forcément. » « On verra dans un an ce que ça donne », relativise William. Mais l’enjeu est de taille : « On doit convaincre les pouvoirs publics que cela fonctionne et que ça vaut le coup d’être dupliqué. On prospecte déjà d’autres sites : d’anciens locaux de La Poste, de la SNCF ou de l’armée », confie le directeur.

Lire aussi : Qu’est-ce que le vivre ensemble et comment l’améliorer ?
Source : Marie Astier pour Reporterre
Photos : © Marie Astier/Reporterre

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