Le tragicomique s’installe en France sur fond de porosité idéologique généralisée à l’égard des humeurs néoconservatrices. La macronisation achève la décomposition sociale-libérale du PS entamée par Mitterrand en 1983, mais avec le tour de vis sécuritaire de Valls en plus. Presque rien ne sépare dorénavant le PS de la droite classique, hormis l’usage électoraliste crasseux de la xénophobie par le sarko-moranisme. Sous des modalités pour une part différentes, Sarkozy et Hollande ont offert un boulevard au FN, devenu le point d’aimantation principal du champ politique.
La gauche radicale de 1995, le NPA ou le Front de gauche, n’a pas réussi à constituer une alternative. Ses divisions de l’après-Charlie ont révélé des failles intellectuelles : il fallait être laïc ou antiraciste, contre l’antisémitisme ou contre l’islamophobie, combattre le racisme antimusulman ou les fondamentalismes islamistes. Comme si la boussole de la convergence émancipatrice des opprimés n’enjoignait pas d’associer ces différents pôles ! Dans l’après-Grèce, des discours ont porté des coups fatals : propos germanophobes, comparaisons délirantes dans leurs implicites négationnistes entre l’Union européenne et le nazisme, alliance prônée avec la droite traditionnaliste de Dupont-Aignan, envisagée avec le FN, et cela pour une monomaniaque «sortie de l’euro».
Le brouillard s’épaissit et la gauche de gauche n’a pas échappé au confusionnisme qui se bricole transversalement dans l’espace politique et idéologique, à la manière des «non-conformistes des années 30» dans des tambouilles entre fascisme, spiritualisme chrétien et communisme. Et toujours l’attente de «l’homme providentiel» ! Hier, Besancenot et Mélenchon, puis Tsípras devenu vite un «traître», demain Iglesias de Podemos… La critique de la représentation politique professionnelle semble être demeurée superficielle. Les militants de gauche radicale ont par ailleurs été incapables de se brancher sur les potentialités résistantes d’une population ambivalente, ne correspondant pas à la thèse de «la droitisation de la société française». Au-delà des motivations diverses et des récupérations, une ouverture multiculturelle s’est nettement exprimée dans le mouvement «Je suis Charlie» («Je suis juif», «Je suis musulman»…). Les récentes initiatives individuelles et collectives d’accueil des migrants ont redonné des couleurs à l’altruisme populaire. Dans les deux cas, cela a pu être dénigré par des figures critiques se laissant aller à un platonisme élitiste via la stigmatisation des émotions ordinaires au nom d’une raison surplombante et arrogante vis-à-vis de nos raisons sensibles.
Certes, la perspective d’alliance avec le FN a été critiquée. Cependant, certains de ces critiques n’ont-ils pas eux-mêmes participé à mettre le doigt dans l’engrenage nationaliste et blâmer les élans internationalistes ? N’ont-ils pas asséné de fausses équivalences entre démocratie, peuple, souveraineté et nation, dans le contexte périlleux d’une montée des nationalismes xénophobes ? A un moment où, à l’inverse et en résonance avec la tradition de l’internationalisme prolétarien, les enjeux climatiques et migratoires nous incitent à penser le redéploiement articulé des souverainetés populaires sur des niveaux locaux, nationaux, européens et mondiaux.
Les deux gauches sont donc moribondes en tant que forces d’émancipation sociale. Une gauche est à réinventer, davantage libertaire, pragmatique et internationaliste, réintégrant le «sociétal» dans un social élargi à la diversité des inégalités et des discriminations, fabriquant démocratiquement de la politique à partir du quotidien.
C’est au nom de cette gauche à venir que je conchie les brouillages néoréacs. Ils sont alimentés en continu par ceux qui blablatent sur les estrades médiatiques et internautiques à propos d’un «peuple» à l’homogénéité culturelle fantasmée, en excluant dudit «peuple» les femmes en général et les femmes voilées en particulier, les ouvriers abstentionnistes, les précaires indociles, les musulmans auxquels on réclame sans arrêt de nouveaux «gages», les gouines et les pédés «qui en demandent trop», les juifs boucs émissaires de toujours, les Roms prétendument inintégrables, les réfugiés syriens qui devraient aller se noyer ailleurs, les Boches écolos à qui «il faudrait une bonne guerre», les cathos de gauche «trop émotifs» et / ou les athées apatrides. Dans leurs tours d’ivoire, ils insultent deux fois la mémoire de mon grand-père ouvrier, en lui attribuant des affects nauséabonds et en parlant en son nom. Je vomis ces puanteurs mondaines du tout-à-l’ego, si loin des belles individualités ordinaires.
Saura-t-on retrouver, devant une telle désorientation des esprits, une certaine façon éthique de se tenir au milieu du tragique propre aux détectives du roman noir ? Par exemple, sur les traces de James Crumley dans le Dernier baiser (1978) :
«-Des fois j’arrive plus à savoir si c’est moi qui débloque ou si c’est le monde qu’est devenu une fosse septique.
-Les deux. Mais votre plus gros problème, c’est que vous êtes un moraliste.»
Je vis dans le Gard, une de ces provinces qui fait saliver avec condescendance nos boubours (bourgeois bourrins) parisiens. Ces néocons ont détourné la critique sociale vers les automatismes d’un «politiquement incorrect» déconnecté des valeurs du vrai et du juste. Hier, nous tentions maladroitement de relever le défi des pensées de Marx, Bakounine, Foucault ou Bourdieu, aujourd’hui on nous invite à applaudir les vedettes vérolées de l’intello-showbiz : Zemmour et Soral ! Adversaire du néolibéralisme depuis «le tournant de 1983», je ne les ai pas attendus pour mettre en cause le prêt-à-penser actuel du capitalisme, sans m’enfoncer pour autant dans le glauque.
J’invite les gens de peu emplis de générosité, les simples citoyens de l’espérance ordinaire, le peuple de gauche mélancolique, les militants de l’autogouvernement de soi et des collectivités humaines, les artistes du métissage, les journalistes intègres et les intellectuels rigoureux à crier : «Ça suffit ! Ya basta !» Il est plus que temps de recouvrir leurs rancœurs de nos dignes résistances et de nos fragiles utopies. Leurs succès de pacotille et le tintamarre de leur bêtise se nourrissent de nos atermoiements et de nos lâchetés. Entonnons ensemble «l’Internationale sera le genre humain…», en yiddish, en ch’ti, en arabe, en français, en allemand, en kurde, etc.
Auteur notamment de : «Polars, philosophie et critique sociale» (avec des dessins de Charb, 2013), «les Années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard» (Textuel, 2014) et «Enjeux libertaires pour le XXI e siècle par un anarchiste néophyte» (Editions du Monde libertaire, en librairie le 15 octobre).
Philippe Corcuff maître de conférences de science politique (IEP de Lyon), militant libertaire et altermondialiste