lundi 12 octobre 2015

Interview de Dennis Meadows : "Les obstacles sociaux et culturels freinent le changement"

Source : Arte

Pour Dennis Meadows, notre modèle de croissance, qui épuise la planète, est sur la voie de l'effondrement. Pour assurer un avenir à l'humanité, il faut radicalement changer la donne.

 Entretien avec Dennis Meadows, physicien, professeur émérite à l'université du New Hampshire (États-Unis), membre du Club de Rome. 

Êtes-vous pessimiste pour l'avenir de l'humanité ?
Dennis Meadow : Notre espèce survivra ; en revanche, notre civilisation matérialiste ne tiendra pas le choc. Si on regarde la salle où nous nous trouvons actuellement, absolument tout y dépend du pétrole. Comme le pétrole va disparaître, ces objets changeront. Mais je ne suis pas pessimiste pour autant. Être pessimiste signifierait en effet que je m'attends dans le futur à quelque chose que je n'aimerais pas. Pour ma part, j'adopte une attitude neutre à ce sujet. La France était différente il y a cinquante ans de ce qu'elle est maintenant et elle sera encore différente dans cinquante ans : que je sois optimiste ou pessimiste n'y change rien. Ce que je peux dire, en revanche, c'est que nous avions décrit plusieurs scénarios dans notre rapport de 1972, et notamment un " scénario d'effondrement ", aboutissant à un recul brutal de la population mondiale et de la production industrielle, et un " scénario d'équilibre " permettant de stabiliser cette population. Des scientifiques australiens, avec lesquels nous n'avons aucun lien, se sont posé la question de savoir laquelle de ces trajectoires nous avons suivie depuis quarante ans [1]. Le résultat est clair : nous sommes sur la voie de l'effondrement, et il est trop tard pour revenir vers le scénario d'équilibre.

Pensez-vous que la crise actuelle ait à voir avec les problèmes écologiques ?
Absolument. On porte actuellement beaucoup d'attention à ce qui se passe en Europe, mais en réalité le monde entier est en crise. Celle-ci est même, sous certains aspects, plus grave aux États-Unis que chez vous. La crise économique et financière que nous vivons n'est pas distincte de la crise écologique. Pourquoi a-t-elle éclaté ? Notamment parce que les prix de l'énergie et des matières premières ont augmenté avec le développement des pays émergents. Les crises économique et écologique sont connectées non seulement entre elles, mais aussi avec les crises politiques et même culturelles. Dans les quinze ou vingt prochaines années, la pression que nous mettons collectivement sur la planète va être assez forte pour arrêter la croissance de la population et celle de l'économie. Au cours des vingt ans à venir, vous verrez davantage de changements politiques, économiques et culturels qu'il n'y en a eus en un siècle. La crise de l'euro en est une première manifestation. Il faut que les décideurs politiques comprennent combien tout est lié, au lieu de dire comme aujourd'hui : " l'environnement, le climat et l'énergie sont importants, mais nous n'avons pas le temps de régler ces questions maintenant. Nous devons d'abord résoudre la crise de l'euro.

La démographie occupe une place importante dans vos analyses. Qu'est-il possible de faire dans ce domaine ?
La première chose à faire en matière de population serait de laisser les femmes avoir autant d'enfants qu'elles le veulent : il faudrait simplement rendre possible le fait de ne pas vouloir d'enfant en permettant à chacune l'accès à la contraception. Mais politiquement, je ne pense pas qu'on puisse agir aujourd'hui à ce sujet. Dans les années 1970, il y avait des conférences internationales utiles sur ces questions. Ce n'est plus le cas, notamment parce que les États-Unis ont malheureusement fait pression pour l'abandon de ces idées. Cette question est devenue trop sensible pour être débattue. 

Le progrès technique peut-il nous tirer d'affaire ?
La technologie est toujours prometteuse. Pour autant elle ne peut pas régler tous les problèmes. Même si nous arrêtions immédiatement d'émettre le moindre gramme de CO2, de méthane ou autre, le climat serait quand même modifié en profondeur pour des siècles. Cela ne veut pas dire que nous devons arrêter de lutter : même dans cinquante ans, il sera préférable de tenter d'enrayer le phénomène que de ne rien faire ! 

Par quoi faut-il commencer ?
Il n'y a pas de réponse unique, pas de bouton magique sur lequel il suffirait d'appuyer. En tout premier lieu, il faut augmenter l'horizon de temps : il faut inciter les gens à penser aux conséquences à quarante ou cinquante ans des décisions qu'ils prennent maintenant. Regardons votre campagne présidentielle : a-t-il été question de long terme et des problèmes structurels qui nous attendent ? Non. C'est la même chose dans la zone euro ou aux États-Unis : le débat public est centré sur des problèmes de très court terme. Comment modifier cela ? En réalisant des changements structurels de gouvernance. En Nouvelle-Zélande, on a par exemple créé un Conseil de l'environnement qui peut rédiger des rapports indépendants. Les médias, la classe politique ou les citoyens peuvent ainsi avoir accès à des perspectives de long terme. Aux États-Unis, nous avons un contrôleur général de l'environnement. Son mandat est de quinze ans, et il est entendu que c'est le dernier poste qu'on occupe dans une carrière. De cette façon, il n'a pas à se préoccuper des conséquences de ses positions sur son avenir. Une partie de l'allongement de l'horizon réside aussi dans l'éducation. Nous devons développer également une "éthique de la communauté". Dans un système basé sur l'idée que toutes les relations doivent se dérouler par l'intermédiaire du système financier, votre seule obligation est de rembourser vos dettes et vis-à-vis de l'environnement de payer une taxe pour réparer vos dommages. Mais il y a tellement d'aspects de notre société qui ne peuvent être appréhendés sous un angle financier que nous commettons inévitablement des erreurs. Il faut aussi développer le changement culturel grâce à de nouveaux indicateurs de richesse.

Quel peut être le rôle de la fiscalité écologique ?
Elle peut être utile. À la condition qu'elle soit bien considérée comme une partie de la solution, et pas comme LA solution. Tout le monde s'accorde à dire qu'il faut réduire les émissions de CO2. Que se passe-t-il en réalité ? Elles augmentent d'année en année à l'échelle planétaire. Cela dépend en fait de quatre facteurs : la population, le capital par personne, l'énergie utilisée par unité de capital et la part de cette énergie composée de combustibles fossiles. Concernant la population, on ne peut guère agir. Des progrès ont été faits sur l'efficacité énergétique, et on peut encore en faire davantage. En revanche, sur les aspects plus culturels comme les standards de vie (dont dépend le capital par personne), tout reste à faire : c'est le levier essentiel.

Peut-on imaginer conserver le même bien-être avec moins de capital ?
Absolument. Votre pays en est un bon exemple. Une des choses que j'y admire est la qualité de vie. Le niveau de satisfaction personnelle est, en moyenne, plus élevé qu'aux États-Unis, alors que notre produit intérieur brut par habitant est supérieur au vôtre. Pourquoi ? Vous profitez de relations familiales plus intenses, vous avez de bons restaurants, etc. Vous faites des choses desquelles vous retirez beaucoup de satisfaction personnelle, alors qu'elles ne requièrent qu'un faible capital. Je vais utiliser une image : quand des parents ont un bébé, ils espèrent qu'il grandisse vite. C'est même une source d'inquiétude… mais aussi de fierté ! Arrivé à un certain âge, ils ne veulent plus en revanche qu'il grandisse ou grossisse. Ils veulent qu'il apprenne à lire, à jouer de la musique… Nous comprenons l'importance du passage d'une croissance quantitative à une croissance qualitative pour les individus, mais pas pour la société. Évidemment, nous ne parlons pas ici du Zimbabwe ou de pays de cette nature, qui ont besoin d'une croissance quantitative classique. Je cultive moi-même de plus en plus mon propre jardin, et j'y gagne en qualité de vie. C'est un exemple bénin, mais il prouve qu'il existe de nombreux moyens de faire baisser le capital que l'on utilise. Car en cultivant mon jardin, j'évite l'utilisation de tracteurs, d'avions transportant des aliments dans des entrepôts réfrigérés, etc. Il existe de nombreuses solutions pour augmenter le bien-être d'une société. Bien sûr, ces solutions ne feraient pas les affaires de l'industrie. En résumé, les solutions techniques ne sont pas difficiles à mettre en pratique. Ce sont des obstacles sociaux ou culturels qui freinent le changement.

À l'échelle mondiale, comment mettre en place la protection de la planète ?
Le meilleur exemple que nous ayons concerne la protection de la couche d'ozone : elle a été possible grâce à une prise de conscience internationale [2]. Une chose est sûre en revanche : les États, seuls, ne peuvent assurer cette protection. Mais la tendance actuelle n'est pas favorable aux structures internationales. L'Europe peine à se construire. Et aux États-Unis, les États fédérés rendent le gouvernement fédéral de plus en plus impuissant à opérer des changements significatifs.

En l'absence de gouvernance internationale, comment encadrer la compétition qui menace l'environnement ?
Vous évoquez un problème très sérieux que l'on appelle "la tragédie des communs (3)". Garrett Hardin, qui a écrit l'ouvrage du même nom, avait conclu que la solution résidait dans la cohésion sociale et dans la recherche d'accords. Cela concerne évidemment le dumping environnemental (4) , mais aussi la fiscalité. Au États-Unis, certains États jouent la concurrence les uns envers les autres afin d'attirer de nouvelles industries, en promettant des taxes faibles et en mettant en avant l'absence ou la faiblesse des syndicats. Je n'ai pas de solution à ce problème.


Propos recueillis par Guillaume Duval, Sandra Moatti et Vincent Grimault pour Alternatives économiques en juillet 2012.

Notes
(1) Voir " A Comparison of the Limits to Growth with Thirty Years of Reality ", par Graham M. Turner, juin 2008, accessible sur www.csiro.au/files/files/plje.pdf
(2) Le protocole de Montréal, signé en 1987, a permis de limiter fortement les émissions de gaz chlorofluorés destructeurs de la couche d'ozone aboutissant à une reconstitution progressive de cette couche qui nous protège des rayons ultraviolets en provenance du soleil.
[3] Tragédie des communs : théorie popularisée par Garrett Hardin en 1968, qui décrit comment la compétition entre acteurs pour une ressource limitée mène à sa surexploitation et à sa disparition.
[4] Dumping environnemental : situation de concurrence dans laquelle un producteur occasionne des dégâts environnementaux afin de vendre moins cher et d'éliminer ainsi ses concurrents.

Lire aussi le dossier d'Arte : La croissance à tout prix ?

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