mardi 13 octobre 2015

Comment les penseurs de l’émancipation peuvent-ils réinvestir l’espace public ? (2)

Source ; L'Humanité
 
Intellectuels de gauche, progressistes, citoyens engagés Philippe Corcuff Sociologue 
et auteur, Monique Pinçon-Charlot Michel Pinçon Sociologues et auteurs, Pierre Dardot Philosophe, Christian Laval sociologue
Philippe Corcuff Sociologue 
et auteur  La production d’idées émancipatrices globales
Dans le climat d’une certaine atonie des milieux intellectuels de gauche face à la prégnance de thèmes néoréacs dans l’espace idéologique et politique, l’appel de Geoffroy de Lagasnerie et d’Édouard Louis à « une contre-offensive intellectuelle et politique » doit être salué. Un petit bémol toutefois quant à leur éclairant texte : il n’y a pas de raison de laisser le mot « peuple » aux usages néoconservateurs qui le dotent d’une fermeture culturelle fantasmée.
Oui, le moment est périlleux, dans le sens où l’extrême droitisation, en tant qu’aimantation tendancielle des discours politiques et idéologiques publics par une glu nationaliste, discriminatoire et xénophobe, progresse. Or, la gauche sociale-libérale de gouvernement est affectée par cette aimantation et sa politique, continuant à fracturer les couches populaires et moyennes de la classe salariale, nourrit des frustrations délétères.
Quant à la gauche radicale qui a réémergé en 1995, elle semble le plus souvent hors jeu. Elle n’est d’ailleurs pas aussi immunisée qu’on aurait pu le croire, dans certaines de ses franges militantes, sympathisantes et intellectuelles en tout cas, vis-à-vis d’intersections avec la confusion ambiante. Ainsi la critique structurelle du capitalisme ayant reculé dans la conscience publique, la focalisation conspirationniste sur des manipulations cachées s’étend. La défense légitime de la laïcité peut déborder de relents islamophobes. La nécessaire critique de la politique coloniale de l’État d’Israël n’évite pas toujours les ambiguïtés antisémites. L’opposition fallacieuse entre le « social » et le « sociétal » conduit certains à reculer sur les droits des femmes (la moitié de la population !) et des homosexuels. Les déboires de la Grèce face aux diktats néolibéraux de l’Union européenne mènent certains sur les pentes casse-gueule de la mythification de la nation et de l’oubli des solidarités internationalistes. La dénonciation, vide d’un point de vue éthique et politique, du « politiquement correct » et de « la bien-pensance » remplace volontiers la critique sociale émancipatrice.
Mais « que faire ? », comme disait l’autre, devant cette déréliction intellectuelle et morale à gauche ? Des pistes, pas sur les solutions précises à apporter, qui dépendent des délibérations démocratiques et non des universitaires, mais sur la méthode, s’esquissent : une double re-popularisation et ré-intellectualisation des gauches dans leur ensemble. Des espaces sont à créer où les paroles populaires pourraient s’exprimer dans leurs diversités culturelles et individuelles, les intelligences ordinaires fabriquées à partir des expériences conquérir une légitimité, et cela contre la prétention à la monopolisation du « peuple » par des discours nauséabonds venant d’en haut.
Par ailleurs, de nouvelles aires de dialogues critiques, de confrontations et de coopérations sont à trouver entre mouvements sociaux, syndicats, praticiens d’expérimentations alternatives, organisations politiques, intellectuels, journalisme indépendant, artistes subversifs et citoyens. Ce que j’appelle une intellectualité démocratique. Cela afin de résister à la double face du contexte idéologique dominant parmi les Z’élites : néolibérale et néoréac. Mais ces résistances risquent d’être entravées si de nouvelles boussoles émancipatrices ne sont pas confectionnées afin d’éviter que trop de monde ne se perde dans le brouillard. Ce qui est en jeu, c’est donc aussi la production d’idées critiques et émancipatrices globales et renouvelées à partir des traditions héritées. Chiche ?

Monique Pinçon-Charlot Michel Pinçon Sociologues et auteurs Les médias sous contrôle oligarchique 
Sept hommes d’affaires richissimes possèdent les principaux médias où ils ont investi des sommes colossales (journaux, radios, chaînes de télévision et Internet) : Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Martin Bouygues, Serge Dassault, Patrick Drahi, Arnaud Lagardère et Xavier Niel. Ils dépendent tous, plus ou moins, de l’État pour des contrats, ce qui se traduit par leur consanguinité avec les politiques de droite ou de la gauche libérale. De sorte que même les chaînes de télévision publiques galvaudent à longueur d’antenne le pragmatisme néolibéral selon lequel les bourgeois et autres nobles fortunés sont les seuls créateurs de richesse et laissent entendre que les ouvriers représentent des charges et des coûts insupportables.
La possibilité de délégitimer la classe dominante avec des enquêtes et des analyses, par exemple sur la fraude fiscale des plus riches ou sur la corruption que génère un appât du gain sans limites, est de ce fait beaucoup trop limitée à la volonté et au courage de certains libraires, militants de partis politiques de la gauche anticapitaliste, syndicalistes, membres des nombreuses associations qui émaillent les territoires de notre pays ou chercheurs cherchant sans relâche et sans vergogne.
Même s’il n’y a pas que des convaincus dans les rencontres que nous animons pour donner à voir l’arbitraire du pouvoir et des privilèges toujours protégés par le secret (secret fiscal, secret bancaire, secret-défense et bientôt le secret des affaires, véritable fourre-tout destiné à empêcher les journalistes, les sociologues ou les lanceurs d’alerte de faire leur travail), il n’en demeure pas moins l’impérieuse nécessité que notre travail de sociologues puisse être relayé, par exemple dans le journal de 20 heures sur France 2. Ce que l’on n’a encore jamais vu. La différence de traitement avec les intellectuels de cour est d’autant plus insupportable que le nombre d’intellectuels critiques ne cesse d’augmenter comme la qualité et la rigueur de leurs travaux. Pourquoi ne pas envoyer l’ensemble des tribunes, ainsi réunies à la demande de l’Humanité, au président du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour lui faire part de la censure dont nous nous sentons collectivement victimes. Une censure censurée : il s’agit toujours de cas de force majeure quand l’entretien qui devait occuper une page entière a dû céder l’espace rédactionnel.
Cela serait un moindre mal si les médias publics étaient en mesure de faire contrepoids aux investisseurs privés qui ont fait main basse sur les titres et sur les chaînes. Mais les effectifs des chaînes publiques fondent, le contrôle idéologique s’immisce dans les programmes. Il y a des poches de résistance, mais Là-bas si j’y suis n’y est plus. L’émission roborative, qui donnait la pêche, a été supprimée. Daniel Mermet, son créateur, continue son combat sur Internet, soutenu par les Repaires Mermet, cénacles de trublions jamais soumis.

Pierre Dardot Philosophe, Christian Laval sociologue  Le piège des « intellectuels »
Au moment où la politique subit un discrédit massif, les médias dominants orchestrent une mauvaise musique dont le thème obsessionnel est la perte d’identité, le déclin de la culture, le « suicide » de la nation. Les Zemmour, Onfray, Sapir ou Finkielkraut ne produisent pas tout ce brouhaha par la puissance de leur seule pensée. Pas plus que la bande des « nouveaux philosophes » n’était en leur temps des intellectuels sérieux, c’est-à-dire des producteurs de pensée forte et de connaissance originale, la bande des vieux pamphlétaires aigris, qui nous abreuvent de leur vision mélancolique, de leur humeur chagrine et de leur ressentiment maladif, ne sont des « intellectuels » que par la grâce du « marketing littéraire ou philosophique », selon la formule de Deleuze à propos des « nouveaux philosophes ». L’efficacité de l’entreprise tient à la supposée transgression de la « bien-pensance » dont ces faux rebelles conservateurs se font un mérite et que les journalistes mettent en musique à longueur d’émissions et de magazines. À en croire les premiers intéressés, les « intellectuels » prendraient courageusement fait et cause pour le « peuple » méprisé par les élites politiques. On mesure à quel point la figure classique de l’intellectuel connaît là une mue inédite : on n’a plus affaire à l’écrivain qui s’insurge au nom des droits de la conscience humaine, ni à l’intellectuel « universel » dont Sartre fut le dernier représentant, moins encore à l’intellectuel « spécifique » cher à Foucault, mais à une pure posture médiatique d’autant plus agressive qu’elle est jalouse de ses prérogatives. Tout à la fois pyromanes et pompiers, les médias accélèrent le pourrissement ultradroitier, contribuent à rendre l’air toujours plus irrespirable, stimulent par exemple les petites phrases abjectes sur la « race blanche », pour mieux s’en offusquer en brocardant le « populisme ». Offuscation qui permet elle-même la légitimation de la belle modernité pleine « d’opportunités » et de « libertés » dont les journalistes « éthiques » seraient bien sûr les seuls défenseurs. Ce parfait montage journalistique vise à faire croire que les « intellectuels » français sont tous ou presque devenus de fieffés réactionnaires. Le grand piège, dans lequel tombent certains, consiste à avaliser cette mise en scène en appelant à un « réengagement » des intellectuels de gauche, à un « réinvestissement » de l’espace public, abusivement confondu avec l’espace médiatique.
Il faut tout d’abord démonter cette opposition truquée entre vieux réacs et promoteurs de la « modernité » néolibérale : la concurrence des identités, loin de la contrecarrer, contribue au renforcement de la logique néolibérale. Mais il ne suffit pas d’être critique. Nous vivons la perte d’avenir, la confiscation de l’histoire, la privation d’espoir. Aussi nous revient-il de produire des concepts et des principes dont les acteurs politiques et sociaux puissent faire usage dans leurs pratiques effectives. Il s’agit de dégager des contestations et des initiatives collectives un nouveau paradigme politique capable de rouvrir l’avenir. Une telle tâche requiert un travail théorique sans concession, non du bavardage et des postures, des enquêtes et des investigations sérieuses, non des slogans ou des généralités. Disons-le sans détour : il faut renoncer une fois pour toutes au magistère de « l’intellectuel ». C’est une figure dépassée qu’aucun marketing ne parviendra à ressusciter. Pour échapper au narcissisme des petites différences, voire à la posture du génie solitaire, les intellectuels critiques doivent devenir, avec les acteurs sociaux et politiques, les coproducteurs de la démocratie à venir.

Derniers ouvrages parus : Les années 30 reviennent 
et la gauche est dans le brouillard (Éditions Textuel, 2014) 
et Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (Éditions du Monde libertaire). Dernier ouvrage paru : Tentative d’évasion (fiscale), 
Éditions Zones-la Découverte. Dernier ouvrage paru : Commun, Éditions la Découverte

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire