mercredi 25 février 2015

Sylvain George, réalisateur : « Si des migrants dorment sous les ponts, c’est à cause des politiques européennes »

"Qu'ils reposent en révolte" de Sylvain George : un point de vue non apitoyé mais politique sur les migrants. Crédit Sylvain George
"Qu'ils reposent en révolte" de Sylvain George : un point de vue non apitoyé mais politique sur les migrants. Crédit Sylvain George
Il a pris son temps et c’est là que réside l’intérêt de son document. Sylvain George a passé trois ans en immersion avec les migrants de la Jungle de Calais jusqu’à son démantèlement. Il en tire deux films « Qu’ils reposent en révolte » et « Les éclats », plastiquement superbes par leur noir et blanc et offrant des fragments de vie sans complaisance ni misérabilisme sur leur quotidien.
The Dissident : Pouvez-vous présenter votre parcours?
Sylvain George : Je suis un jeune cinéaste. J’ai commencé le cinéma en 2006. C’était une aspiration dès l’adolescence. J’ai fait des études en sciences politiques, eu des expériences professionnelles dans le social. Le cœur de mon travail est un projet sur les politiques migratoires « Qu’ils reposent en révolte » en est le premier opus. Son pendant s’appelle « Les éclats ». J’ai fait d’autres films en parallèle.
Pourquoi cet intérêt pour la question migratoire?
C’est un bon indicateur de la société actuelle. Chacun, à un moment, dans sa génération, peut déceler une présence dite immigrée. C’est une question intéressante, sujette à de multiples instrumentalisations, interprétations.. Les politiques migratoires européennes sont des politiques publiques qui concernent tout un chacun. Elles ont été conçues par des élus censés représenter le peuple. Le propre des politiciens c’est de tester, lancer des annonces, voir comment c’est reçu par la société et de valider ou pas. Par exemple, Sarkozy a eu la velléité de mettre en place des tribunaux administratif dans les centres de rétention. Ce n’est pas passé. Le syndicat des avocats de France a dit: « Attention, ce type de tribunaux nuit à des principes de justice comme la publicité des débats, l’impartialité des juges. » A partir du moment où la justice investit ce genre de lieu on peut très bien imaginer qu’elle investisse d’autres lieux qui ne sont pas des tribunaux…
Qu’entendez-vous par ce titre énigmatique : « Qu’ils reposent en révolte »?
Il reprend un texte éponyme très beau, éloquent, fort, universel, du poète Henri Michaux qui touche à la condition humaine. C’est un texte d’homme en colère, qui ne se satisfait pas de l’ordre des choses, au monde tel qui est. Je l’ai mis au pluriel car il synthétise ce que traversent les migrants. On constate tous les jours que ces politiques migratoires sont désastreuses et intolérables, quelque soit le lieu où elles s’appliquent, en Europe et en dehors. Jacques Rancière a donné un bel entretien, à l’occasion de la sortie de mon film, dans lequel il évoquait ce degré d’intolérable. Des milliers de personnes meurent dans le désert, la mer Méditerranée, l’Atlantique et même dans Paris intramuros. Le fait que des personnes soient contraintes d’emprunter des chemins illégaux, dits de muletier, résulte de politiques macroéconomiques, géopolitiques et migratoires. Qu’est-ce qui fait que quand on vient de tel pays on peut bénéficier d’un visa ou pas? Au Mali, la longueur de la file d’attente pour obtenir un visa, c’est dramatique! Il y a une politique de restriction, une discrimination par rapport à certains pays du monde. Ces populations qui ne peuvent se déplacer librement sont obligées d’emprunter des chemins multiples, dangereux et mortifères. Pour autant, ça me semblait important de ne pas montrer ces migrants comme des victimes, avec un angle humanitaire, social, compassionnel. Je les vois comme des sujets politiques, qui pour des raisons qui sont les leurs et que je trouve légitimes, décident de tracer leur ligne de fuite pour construire leur devenir. Par exemple, quitter l’Érythrée qui est une dictature. C’est une décision parfaitement assumée. Ça me semble juste d’aborder ces personnes avec ce respect. A Calais, quand je rencontre des migrants qui dorment sous les ponts je ne leur parle pas d’un point de vue apitoyé, misérabiliste, mais politique. Si ces personnes dorment sous les ponts c’est la conséquence de décisions politiques.
Calais est une ville bien particulière, qui cristallise cette question migratoire..
Pour comprendre les politiques migratoires, il faut voir leurs conséquences sur le terrain. Comment ces politiques et leurs dispositifs reconfigurent les lieux et les personnes. Je trouvais intéressant de me rendre à Calais, cette ville qui s’inscrit dans la problématique de l’après-Sangatte. Le camp de Sangatte géré par la Croix-rouge a été fermé en 2002 sous le prétexte ambigü qu’il générait un « appel d’air ». La conséquence de cette fermeture n’est pas la résolution du problème mais son déplacement : une dissémination des migrants sur les côtes du nord-littoral. Calais est devenu un pôle de concentration où les migrants se rendent pour aller en Angleterre. C’est une ville très emblématique de ces politiques migratoires. Il y a sans cesse des effets d’annonce des politiques politiciennes. Des dispositifs sont mis en place. Des ministres se rendent sur les lieux pour donner de la visibilité à leur action. Éric Besson en est le meilleur exemple. En même temps, c’est un lieu où les corps sont exposés médiatiquement: les corps des migrants, des habitants de Calais. C’est aussi une ville économiquement sinistrée.
Pourquoi ce choix du noir et blanc?
Je revendique le fait de bâtir une esthétique. C’est différent de l’esthétisation qui considère qu’une image est une fin en soi. Le cinéma est un travail artistique. L’esthétique, c’est la façon dont l’artiste se définit dans son rapport au monde. L’esthétique s’articule au politique. Elle renseigne sur la façon dont un individu se positionne. Dans mon esthétique, il y a le noir et blanc. J’utilise les ressources plastiques du médium pour présenter les réalités migratoires. En même temps, je déconstruis certaines représentations données sur la figure du migrant, sur Calais. Le noir et blanc met à distance des réalités immédiates et en même temps les rend plus proches. Ça rend compte plastiquement de ces situations. Ça permet de travailler sur le temps et l’espace. On associe le noir et blanc à l’archive, à des périodes révolues. C’est intéressant de renverser ce stéréotype. Travailler sur ces événements de l’extrême contemporain en noir et blanc est une façon d’en sortir, de réinscrire ça dans le temps long, connecter ça avec des éléments du passé. Montrer comment des événements d’aujourd’hui sont liés avec l’Histoire. Avec le noir et blanc, j’essaie de mettre en correspondance des choses parfois très éloignées les unes des autres.
Comment s’est déroulé le tournage sur trois ans?
Je me suis accordé le temps nécessaire. Il y a des gens que j’ai fréquenté très peu de temps. Parfois, des relations se sont inscrites dans le temps parce que des personnes n’arrivaient pas à passer. Elles sont restées plusieurs mois, plusieurs années à Calais. On a eu des relations particulières, nourries, des échanges forts. Le fait de ne pas avoir de démarche compassionnelle ne m’a pas empêché d’avoir des rapports de confiance, des affinités, même des amitiés. Ce que je combat dans la compassion c’est la notion de surplomb. Considérer les personnes comme des victimes. De déplacer la question politique et poétique -les migrants sont des sujets esthétiques comme tout un chacun- vers la question sociale. Ce que vivent les migrants à Calais est dû à des décisions politiques. J’essaie de comprendre comment est construite cette situation politique. Même si j’ai des idées au départ je veux me rendre compte sur les lieux de la façon dont ça se passe.
Comment avez-vous produit ces films?
J’ai eu quelques aides du Centre national de la Cinématographie, de l’ Image animée. Je travaille avec la Fondation Abbé Pierre depuis quelques années. Sans rien exiger sur l’orientation, ils ont apprécié mon approche et la qualité de mes rencontres et de mes images.
Portrait tiré du film "Des Eclats". Crédit Sylvain George
Portrait tiré du film « Des Eclats ». Crédit Sylvain George
Comment avez vous procédé dans vos rapports avec les migrants?
Le premier pas était de savoir se présenter. Je suis allé à la rencontre des personnes en expliquant ce que je voulais faire, l’esthétique, l’économie, la diffusion de ces films… J’ai donné le maximum d’éléments de présentation pour que ces personnes sachent à qui elles ont affaire. Ensuite des relations se nouaient ou non avec tel ou tel, comme dans la vie de tous les jours J’ai renouvelé cette présentation autant que nécessaire. Sur trois ans j’ai rencontré des centaines de migrants. Je me suis présenté des centaines de fois! Ça a le mérite de poser un cadre pour créer un lien de respect. Ces migrants ont rencontré beaucoup de médias. Depuis 2002, Calais est un champ médiatique permanent. Il y a toujours une présence médiatique qui va de l’étudiant en journalisme au journaliste confirmé, au documentariste expérimental jusqu’à de grosses productions pour le cinéma ou la télévision. Il y a toujours des caméras. Je leur ai prouvé que je n’étais pas là juste pour une ou deux semaines à l’affût d’une belle image pour un beau reportage. Quand quelqu’un est là pendant plusieurs mois, plusieurs années les rapports changent complètement. Il y a beaucoup de turn over. Quand les personnes m’identifient, savent qui je suis, le travail se fait beaucoup plus en profondeur. Au bout d’un moment je rencontrais des personnes sans aller vers elles. Elles venaient vers moi. «Je suis un copain d’untel. Je t’ai vu à tel moment.»
A quoi ressemble une journée type?
A Calais, l’objectif c’est d’aller en Angleterre. La journée est consacrée aux ablutions, à la nourriture, au repos. La nuit, c’est la période d’activité où il faut prendre les camions pour passer. C’est un temps particulier, très dur. Les gens sont parfois isolés. La nuit est un moment très propice aux rencontres. D’autant que l’activité est difficile : passer, échapper à la vigilance des gardiens, des policiers. S’échapper, négocier avec les passeurs. Il y a toujours des phases de repos qui permettent des rencontres prodigieuses qui peuvent se répercuter par une scène filmée le jour ou la semaine suivante. Même si elles ne donnent pas lieu à des prises de vue tout de suite. Je ne filme pas tout le temps. Je prends le temps d’entamer un dialogue. Je ne filme que quand je l’estime nécessaire. Ce travail en immersion favorise les rencontres. Le film est nourri de moments qui m’auraient échappé si tout ce temps n’avait pas été consacré.
Vous étiez-vous documenté au préalable sur les diverses migrations issues d’Afghanistan, d’Érythrée, d’Afrique de l’Ouest, du Moyen-Orient…?
Je n’avais pas la volonté d’être exhaustif, de tout savoir, avant d’y aller. Je ne cherchais pas à faire un travail représentatif de l’ensemble des situations à Calais. Je n’ai pas fait un casting avec des Érythréens, des Éthiopiens, des Ghanéens, des Afghans.. J’ai appréhendé leurs réalités à partir de mes rencontres sur le terrain. J’ai rencontré des immigrés de diverses ethnies : Pachtounes, Azzara ou Kurdes. Mais je me suis surtout intéressé à des singularités. Dans le film, je montre des situations par fragments. C’est un travail subjectif et fragmentaire. Les personnes ne sont pas présentées en tant que personnages mais en tant que singularités, avec certains moments-clés de leur vie à Calais.
Qu’entendez-vous par singularités?
Des termes comme le « sans papier », le « migrant » deviennent très génériques et enlèvent à ces personnes leur substance. Ce qui m’intéressait à Calais, c’était de rencontrer des personnes dans leur singularité. Déblayer certains moments de leur parcours à Calais. Présenter leur singularité sans tomber dans la construction d’un personnage, comme on l’entend en télévision. Les reportages sont souvent extrêmement formatés avec un quota de personnages qui seraient « représentatifs ». Le journaliste suit deux ou trois personnages dans leur parcours auquel le spectateur s’identifie. Ça répond à une règle aristotélicienne: exposition, péripétie, dénouement. J’ai essayé de faire le contre-pied de ça. Des films avec des fragments autonomes, qui ne sont pas chronologiques et se télescopent les uns avec les autres. Il y a des paysages, des moments de vie, des gestes perpétrés par les migrants qui résonnent les uns avec les autres. Cette constellation de situations me semble rendre compte du flux d’énergie, de la vie quotidienne des migrants à Calais.
Quel genre de moments de vie avez-vous capté concrètement?
Des choses extrêmement simples et quotidiennes. Comment des personnes qui vivent dans la rue font leur toilette ? Il y a un seul point d’eau à Calais. Ce sont des scènes de survie du quotidien. Comment se tenir propre, se vêtir, se restaurer? Comment les personnes s’amusent ? Où dorment-elles ? Comment parviennent-elles à gagner l’Angleterre ? On voit des migrants sauter sur des camions. Ce n’est pas filmé de façon journalistique, de loin, en caméra caché. Je prends le temps de montrer des situations, le temps de l’attente, l’effort. Quand une personne est cachée dans les buissons avant de monter dans les essieux d’un camion la scène fait dix minutes. C’est complètement différent de l’approche spectaculaire qu’on voit en général à la télévision: l’image-choc du migrant qui saute dans le camion. Je filme comment les migrants de Calais habitent le monde avec des conditions de vie extrêmement difficiles. Je montre comment les lieux sont reconfigurés. A Calais, il y a de multiples traces du passage des migrants, des vêtements abandonnés dans les rues, dans la Jungle. Le long des rails qui vont de la Jungle au centre-ville, il y a des vêtements plus ou moins humides, permettant de voir le passage du temps des migrants. J’ai une approche archéologique en montrant les strates d’espace-temps de cette présence des migrants à Calais. Depuis la fermeture de Sangatte, on refuse de leur construire un lieu d’accueil. Ils sont réduits à vivre dans la Jungle, sous des ponts, dans des squats, des lieux désaffectés. Je montre les conséquences des politiques européennes sur leur quotidien. Les migrants buvaient à l’unique point d’eau accordé, une petite fontaine, pour -à l’époque où j’y étais- 500 migrants. On voit aussi dans le film des personnes se brûler les doigts pour effacer leurs empreintes digitales. Quand un migrant est arrêté dans un pays de l’UE on lui prend de force ses empreintes digitales consignées dans un fichier : l’Eurodac, consultable par les autorités policières européennes. A partir du moment où un migrant s’est fait prendre les empreintes dans un pays, il ne peut plus demander l’asile politique dans un autre pays de l’UE. Les personnes qui transitent par la Grèce, plutôt les Afghans, l’Italie, plutôt les Érythréens, ne peuvent plus demander l’asile en dehors de ces pays. Alors que beaucoup veulent aller en France, en Angleterre ou dans les pays scandinaves ! Les migrants sont contraints d’inventer un contre-dispositif au fichier Eurodac, avec des éléments rudimentaires, des clous, des vis chauffés à vif, posés sur la pulpe des doigts pour effacer ces empreintes. Ils s’adaptent avec ces dispositifs pour tracer leur ligne de fuite. Je montre aussi la stratégie de harcèlement permanent de la police de Calais. Cette police empêche les migrants de s’installer, d’être dans le confort. Leurs cabanes sont détruites. Les migrants se font gazer.
Comment avez-vous pu filmer le démantèlement de la Jungle ? On imagine que la police était réticente…
Je n’ai pas demandé d’autorisation de tournage. Je filmais toujours dans des espaces publics. La loi indique qu’à partir du moment où on travaille dans un espace public, sans pied de caméra il n’y a pas besoin d’autorisation. J’ai toujours été en accord avec la loi. Ça m’a permis d’être libre de mes mouvements. Quand vous demandez une autorisation pour aller dans tel lieu vous êtes repérable. J’ai filmé une seule fois dans un lieu privé, sans autorisation, dans une usine qui appartenait à trois instances différentes. Demander des autorisations était compliqué. Je n’aurais pas pu travailler. Je tenais à filmer la police en action. Ce sont des fonctionnaires qui travaillent dans l’espace public. Il n’y a pas de raison de ne pas les filmer. Évidemment ça ne leur plaît pas. Chaque fois que je filmais la police, ça sous-entendait des négociations, des contrôles d’identité permanents, des pressions plus ou moins violentes pour que je cesse de filmer. Certains étaient sympathiques, d’autres violents. Je me retrouvais dans la situation paradoxale de faire un rappel à la loi à ceux chargés de la faire appliquer. Quand je subissais des pressions, je rappelais les termes de la loi. La commission de déontologie indique que je n’ai pas besoin de demander l’autorisation pour filmer la police ou de flouter les visages. « Vous faites votre travail. Je fais le mien ! » Au bout d’un moment ils étaient obligés d’en convenir.
Cela paraît incroyable que vous ayez pu filmer les migrants sauter sur les camions, avec les risques que cela implique.
C’est une prise de risque supplémentaire pour eux. Il m’a fallu énormément de travail pour obtenir ces scènes. Je n’ai jamais filmé les migrants à leur insu pour des questions éthiques. Il faut que l’image produite soit respectueuse du sujet filmé. La façon dont l’image est obtenue est aussi importante que le sens qui s’en dégage. Je leur ai toujours demandé pour les filmer. Il y a des scènes parfois très intimes. Dans « Des éclats », le deuxième volet, il y a des scène de toilette d’Érythréens, en slip, sur le bord de la rivière. D’habitude, ils refusent qu’on les filme. Là j’étais à deux mètres d’eux. Ils m’ont laissé les filmer parce qu’en amont il y a eu tout un travail de rencontre. En tant que cinéaste, je me refuse à payer des sujets filmés. C’est une pratique qui existe dans le journalisme, dans le monde anglo-saxon et en France. Ces gens ont besoin d’argent. En payant cher, on peut obtenir les images qu’on veut. J’ai toujours refusé d’acheter un témoignage. Ça m’a donc demandé beaucoup plus de temps. J’ai consacré le temps pour trouver les personnes qui acceptent. Il y a aussi la question de ce qu’on filme ou pas. Quand on filme un passage illégal, il faut toujours faire en sorte de savoir s’il est connu des autorités. S’il est connu, il n’y a pas de raison de ne pas le filmer. S’il n’est pas connu, il faut faire très attention pour ne pas donner dans l’image d’éléments qui permet d’identifier le lieu où ça a été tourné. Quand on filme une traversée dans le désert, il ne faut pas filmer les panneaux parce que les images sont vues par les autorités qui peuvent stopper cette voie illégale. Tout ce que j’ai filmé dans Calais était connu des autorités policières. Je n’ai pas mis en danger les migrants en les filmant. J’ai toujours veillé à ne pas être visible des autorités policières quand je filmais une action, comme quand quelqu’un prenait un camion.
Comment avez-vous vécu de l’intérieur le démantèlement de ce qu’on appelle la jungle?
Certains préfèrent le terme maquis. Les migrants et la police appellent ça la jungle. L’emploi de ce mot n’est pas anodin. Il déshumanise en renvoyant à un pseudo état de nature les migrants qui ne seraient plus des êtres cultivés mais des délinquants, des animaux, des gens dangereux. Le tournage entre 2007 et 2010 a coïncidé avec la nomination d’Éric Besson au poste de ministre de l’immigration. Il s’est rendu à Calais pour dire qu’il allait démanteler les filières mafieuses et détruire la jungle. Il a planifié une opération sur un an. A sa troisième visite à Calais, la jungle a été détruite. J’étais sur Calais à ce moment. J’ai filmé à la fois les conditions de vie des migrants, l’arrivée d’Éric Besson et la destruction de la jungle de Calais. Cette opération, ultra-médiatisée, était censée envoyer un signal fort aux passeurs. Quatre ans plus tard, on se rend compte que ça n’a été qu’une politique d’auto-promotion du ministre vis à vis de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, on est dans la même situation. On a même atteint le chiffre de 1500 à 2000 migrants. Ce qui a été en place en 2010 est complètement inopérant.
Vous parlez d’Eric Besson sous Sarkozy. Y a-t-il eu selon vous des améliorations de la question migratoire sous François Hollande?
En terme de politique, c’est peu ou prou la même chose. Ce n’est pas de l’idéologie. C’est un constat. La politique de reconduite à la frontière a été mise en place par Sarkozy, ministre de l’Intérieur de Chirac en 2002. On est passé de 10 000 en 2002 à 29 000 en 2012 quand Sarkozy était encore président. Dès 2013, on est passé à plus de 30 000 expulsions. Sa politique a été perpétuée par son successeur François Hollande et le ministre de l’intérieur à l’époque, Manuel Valls. Cela sous-entend entre 150 et 300 000 arrestations. La grande différence, c’est le discours. Avec la droite au pouvoir, la question de l’immigration s’agite de façon délibérée et affichée dans l’espace public. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a réformé six fois les codes d’entrée de procédure et les politiques d’immigrations en six ans. On n’avait jamais vu ça ! L’immigration étant rendue responsable du chômage, de la sécurité sociale.. La gauche n’instrumentalise pas à ce point cette question dans l’espace public. On en entend beaucoup moins parler. Ça ne veut pas dire que cette question migratoire n’est pas présente. Elle est travaillée par la droite, l’extrême-droite, pour des motifs anciens liés à la question post-coloniale -comme le montrent ces débats sur l’islam et l’islamophobie.
Vous dites que Calais n’est que l’entame de ce travail. Où envisagez-vous la suite ?
J’aimerais savoir ce qui se passe en Afrique. Les politiques migratoires européennes touchent l’Europe, mais il y a aussi une externalisation avec des accords passés avec des pays étrangers comme la Libye, le Maroc, l’Algérie… Des pays d’Afrique sont assujettis à des politiques mises en place par le Fonds monétaire européen. Ça m’intéresserait d’aller en Afrique pour creuser la question. Ce qui se passe à Ceuta ou Lampedusa touche aux politiques mondiales. Cela reflète un certain état du monde, aux rapports entre les individus, à nos conditions de vie commune. Il me semble pertinent de partir de la France, de l’Europe et de voir l’imbrication avec le reste du monde.
Julien Le Gros
Julien Le Gros est un journaliste indépendant, spécialisé sur les cultures d'Afrique. Il a notamment écrit dans pour Jazzman - Jazz magazine, Afriscope, Mondomix.. mais aussi sur Internet avec Africultures, Mondafrique, Tribune 2 l'artiste, International Hip Hop. Il a fait des reportages au Kenya, Cameroun, Côte d'Ivoire, Burkina Faso, Sénégal et récemment en Guinée Conakry sur le virus Ebola.

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