mercredi 4 février 2015

Le Front de gauche au miroir de Syriza

  • Source  transform network
  • Auteur Philippe Marlière Philippe Marlière, Enseignant-chercheur en sciences politiques à l’University College de Londres, spécialiste des idées et mouvements de gauche en France et en Europe


    Les partis membres du Parti de la gauche européenne ont connu des trajectoires électorales diverses ces dernières années. Dans le contexte de la crise profonde du capitalisme et de l’échec de la social-démocratie au pouvoir, ces partis ont enregistré des succès prometteurs, quoiqu’éphémères. Depuis une dizaine d’années, certains partis de la gauche radicale ont passé le cap de 10 % des voix lors de scrutins nationaux ou européens. C’est le cas notamment de die Linke (Allemagne), d’Izquierda Unida (Espagne), du Bloco de Esquerda (Portugal) et du Socialistische Partij (Pays-Bas). Après une avancée électorale prometteuse dans les années 2005-2010, ces partis sont aujourd’hui au creux de la vague, même s’ils conservent des scores supérieurs à 5 % des voix, ce qui en fait des forces non négligeables dans le jeu politique national. Plus récemment, deux partis ont remporté des succès électoraux remarquables : le Front de gauche (France), lors de l’élection présidentielle de 2012 (11,1 %), et Syriza (Grèce), passé de 4,9 % en 2009 à 26,9 % en juin 2012.
    De manière générale, les résultats électoraux apparaissent mitigés et fluctuants d’une situation nationale à une autre. Les cycles d’essor et de repli électoraux de ces partis se déroulent de manière asynchrone. Le cas de Syriza est différent de l’ensemble des autres partis de la gauche radicale. Ce parti fut très près de remporter l’élection législative en juin 2012. Il est nécessaire de comprendre les raisons de cette percée historique. Il est également important d’analyser les résultats mitigés du Front de gauche : bon, lors de l’élection présidentielle, le score du Front de gauche fut plutôt décevant à l’occasion des élections législatives.
    Des cycles d’essor et de repli électoral asynchrones
    Les partis de la gauche européenne sont confrontés à des enjeux politiques largement similaires. Tous se trouvent dans l’opposition à la droite néolibérale-conservatrice au pouvoir dans la plupart des pays membres de l’Union européenne (UE). Ces formations affichent une distance critique vis-à-vis des partis sociaux-démocrates, qu’ils soient au gouvernement ou non. Une telle opposition n’exclut d’ailleurs pas des accords électoraux de désistement, voire des accords de gouvernement au niveau local ou régional. Depuis la participation désastreuse de Rifondazione communista (Italie) au gouvernement Prodi (2006-2008), plus aucun de ces partis n’a gouverné avec des forces sociales-démocrates. La social-démocratie qui avait mis en œuvre des réformes néolibérales et austéritaires quand elle était au pouvoir (Grande-Bretagne, Espagne, Portugal, Allemagne) a été sévèrement battue. L’élection de François Hollande et la victoire de la gauche aux élections législatives en France marquent une première inflexion à gauche dans un paysage européen qui reste largement dominé par la droite.
    On notera que les échecs de la social-démocratie au pouvoir ont peu profité à la gauche radicale en général. Ce que l’on appelle de manière impropre le « vote utile » a largement contribué au succès de Hollande aux 1er et 2e tours de l’élection présidentielle. Une fraction d’électeurs attirée par le programme du Front de gauche – « plus à gauche », « plus social » que celui du candidat socialiste – a néanmoins choisi de voter pour un candidat en qui ils n’avaient que modérément confiance. Pourtant, Hollande ne défendait pas le programme dont ces électeurs se sentaient les plus proches. Il a cependant nettement dominé le candidat du Front de gauche au 1er tour, dont la campagne avait mobilisé et politisé des foules importantes.
    Remarquons de manière générale que les percées électorales (et les replis) de la gauche radicale sont asynchrones. Il n’existe pas à proprement parler de convergences transnationales du vote pour les partis de la gauche radicale. Quand un parti perce dans un pays européen, ce succès est souvent isolé et ne s’accompagne pas automatiquement de victoires similaires dans d’autres pays au même moment. Rifondazione communista a connu un essor significatif en 2006, dans le contexte d’une victoire de la gauche italienne et du rejet du gouvernement Berlusconi. Deux ans après son entrée dans le gouvernement Prodi, le parti implosait et perdait tous ses députés à la chambre. Die Linke, Izquierda Unida et Bloco de Esquerda ont enregistré des succès plus tardifs, davantage liés au discrédit de la gauche sociale-démocrate au pouvoir qui, dans ces trois pays, avait mené des politiques néolibérales très impopulaires. Après des résultats encourageants, ces partis ont perdu des voix et une partie de l’influence acquise. Entretemps, les partis sociaux-démocrates ont recouvert une partie du terrain perdu (notamment en Allemagne).
    Quelle conclusion peut-on tirer de ce mouvement de balancier électoral ? D’une part, on peut estimer que l’affaissement électoral de la social-démocratie n’a, jusqu’à présent, jamais atteint un point de non-retour (à l’exception peut-être aujourd’hui du PASOK, mais la tendance devra être confirmée lors d’élections futures). D’autre part, les mouvements de balancier électoraux ne sont que rarement synchroniques. Quand ils le sont (dans les cas français et grec), ils sont provoqués par des événements endogènes dans chaque pays. On remarque en effet que les évolutions électorales de la gauche radicale sont avant tout liées aux rapports de force et au « climat » politique au sein de chaque pays concerné. En 2005, le traité constitutionnel européen n’avait été véritablement combattu qu’en France et aux Pays-Bas (le SP néerlandais était activement impliqué dans la campagne du « Non »), alors que les autres partis de la gauche radicale affichaient une certaine indifférence à son égard. Certains pays sont davantage réceptifs que d’autres aux thèses de la gauche radicale pour des raisons endogènes (système électoral, compétition ou non à gauche, social-démocratie au pouvoir ou non, mouvements sociaux forts ou pas, culture politique nationale, etc.).
    Leçons des votes grecs
    Sur le plan politique, La France et la Grèce constituent indiscutablement la tête de pont de la résistance européenne aux politiques néolibérales et austéritaires. Ce sont des pays qui ont des traditions de radicalité. Tous deux ont connu des mouvements sociaux importants et quasi continus depuis plus de 15 ans. Le terrain était donc propice à une telle évolution ; encore fallait-il que des circonstances exceptionnelles viennent permettre à Syriza de dépasser un PASOK discrédité et de rivaliser avec la Nouvelle démocratie (ND), elle aussi largement rejetée par l’électorat.
    Ceci dit, les deux situations ne sont pourtant pas identiques. En Grèce, Syriza est devenu le premier parti de gauche après l’effondrement du PASOK, un parti aux politiques néolibérales qui a accepté sans combattre le diktat de la troïka et a, par là même, trahi les intérêts du peuple. La percée fulgurante de Syriza s’explique par trois facteurs corrélés :
    a) Dans un contexte de crise économique et sociale sans aucune mesure depuis plusieurs décennies en Europe, les Grecs ont sanctionné le PASOK, parti lié au mémorandum qui, depuis trois ans, plonge la Grèce dans une crise sociale et économique sans précédent. La chute du PASOK est un événement aussi important que le serait l’effondrement du PS en France dépassé par le Front de gauche ;
    b) Le succès de Syriza intervient après quatre années de récession et de plans d’austérité imposés par le FMI, l’UE et la BCE. C’est un pays quasiment au bord de la cessation de paiement. Il s’agit donc d’une situation en tout point exceptionnelle qui est incomparable avec la France ;
    c) La campagne de Syriza a été exemplaire : d’une part, la démarche de la gauche radicale grecque a été unitaire de bout en bout ; d’autre part, Syriza a su proposer des débouchés radicaux, clairs et réalistes au peuple grec.
    La décision de Syriza de concentrer ses attaques sur le mémorandum, en promettant notamment son abrogation, puis la renégociation de la dette publique grecque dans le cadre européen, s’est avérée décisive. Loin de dissuader les électeurs de voter pour lui, cet engagement a favorisé le ralliement des couches salariées modérées, touchées par la thérapie de choc néolibérale et qui se sentaient trahies par le PASOK. Syriza a pris la décision d’abroger le mémorandum – quelles qu’en soient les conséquences – dans les semaines précédant le vote du 6 mai. Cet engagement a suscité une dynamique politique qui s’est traduite par des gains électoraux importants. Syriza est apparu comme le seul parti à gauche qui s’opposait de manière claire et pratique aux mesures austéritaires du PASOK-ND. Il a également porté la vague de mécontentement populaire en Grèce, en s’investissant dans les mouvements sociaux qui s’opposent aux plans d’austérité. Inversement, le KKE (Parti communiste orthodoxe) a dénoncé ces mouvements sociaux, estimant qu’ils étaient manipulés par des « éléments petit-bourgeois ». Le KKE a également refusé de rencontrer Syriza lorsque ce dernier avait été chargé de former un gouvernement après le vote du 6 mai. Syriza préconisait un « gouvernement de gauche anti-austérité maintenant », pendant que le KKE se repliait sur une ligne sectaire qui l’éloignait des luttes et des préoccupations des Grecs. Logiquement, le KKE a payé le prix de son sectarisme qui n’offrait aucun débouché politique. De mai à juin 2012, il est passé de 8,5 % à 4,49 % des voix. Démarche unitaire à gauche et volonté de résoudre concrètement la crise ont été la clé du succès de Syriza en Grèce.
    Front de gauche : considérations stratégiques
    Le score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle est exceptionnel à plusieurs égards. La campagne de Mélenchon fut dynamique, joyeuse et politisée. Des foules impressionnantes sont venues assister à ses réunions publiques. Les mesures phares du programme du Front de gauche ont été exposées au public, bien au-delà des cercles traditionnels de la gauche radicale. Jean-Luc Mélenchon a débattu et triomphé de Marine Le Pen, et démontré à tous que le programme du Front national était toujours d’une facture d’extrême droite classique. Il s’est fait un porte-parole talentueux et convaincant du meilleur programme que la gauche ait présenté à une élection présidentielle sous la Ve République. Et pourtant, le score du candidat de Front de gauche fut en deçà des attentes suscitées par des sondages qui l’avaient placé à 15 % des intentions de vote. Verre à moitié rempli ou verre à moitié vide ? On peut regarder le résultat de deux façons. Il s’agit en fait d’un excellent résultat qui a positionné le Front de gauche comme second parti de gauche en France. Hélas, ce capital politique a été dans une certaine mesure dilapidé lors des élections législatives qui ont suivi. Essayons de comprendre ce qui s’est passé et de tirer les conclusions de cette double séquence électorale.
    Sur le plan strictement électoral, on peut considérer que les élections législatives ont constitué une avancée pour le Front de gauche : en 2007, les candidats du PCF avaient recueilli 4,5 % des voix au premier tour et 19 élus communistes ou apparentés avaient été élus ; contre 6,9 % en 2012 et 10 députés élus (soit près de 700 000 voix de plus qu’en 2007). La raison de ce recul paradoxal est la forte poussée en voix du PS qui lui a permis, avec ses alliés du MDC et des radicaux de gauche, de remporter la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Notons que seuls 44 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont voté pour des candidats du Front de gauche, et 38 % d’entre eux se sont reportés sur le PS (inversement, 5 % des électeurs de François Hollande ont voté pour des candidats de Front de gauche).
    Le vote Hollande-PS possède deux caractéristiques majeures : d’une part, il s’agit d’un vote de rejet ou d’élimination (du sarkozysme) et non d’adhésion (à la social-démocratie modérée hollandaise). D’autre part, c’est un vote de défense de l’État social (services publics, revalorisation des salaires, emplois). François Hollande et le PS ont pu compter sur le soutien important de l’électorat populaire (ouvriers et employés). Le score du Front de gauche dans les catégories populaires est honorable, mais il est largement distancé par le PS. Pourtant, le Front de gauche avait un programme plus à même de protéger les catégories populaires que le PS. Une majorité d’entre eux a néanmoins estimé que le vote Hollande-PS était le moyen le plus efficace pour se débarrasser de Sarkozy et de la droite, même si cela impliquait de choisir la version la plus édulcorée du programme à gauche. En d’autres termes, les classes populaires ont estimé qu’il valait mieux voter pour le parti qui possédait le plus de chance de battre le sarkozysme dans les urnes. Une chose est de déplorer le social-libéralisme du PS, une autre est de se donner les moyens, par le biais du vote, de battre le sarkozysme, un danger plus grand et plus direct. L’aspiration unitaire au sein de l’électorat de gauche était également très forte. Tout ce qui tendait à diviser la gauche (y compris les attaques personnelles contre le candidat socialiste) était mal perçu car la cible de toutes les attaques, pour les électeurs de gauche, devait être le sarkozysme.
    Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche ont probablement sous-estimé cette aspiration unitaire et le désir de battre la droite qui dépassait en importance toute autre chose. Porter le fer contre Marine Le Pen a certainement été utile étant donné le rapprochement entre l’UMP et le FN. Il n’en demeure pas moins que les électeurs avaient avant tout à cœur de battre le sarkozysme, et son « néo-conservatisme à la française ». La campagne de Mélenchon à Hénin-Beaumont fut remarquable en ce qu’elle a mis en scène une gauche de gauche militante et populaire dans un bastion socialiste, gangrené par la corruption et l’emprise croissante du FN. Mais cet enfermement dans une circonscription où le PS et le FN sont bien implantés était une entreprise risquée et décalée par rapport aux aspirations des électeurs. En dépit d’une belle campagne, Mélenchon n’a pas pu rattraper le candidat socialiste dans une région où le vote socialiste est atavique depuis des décennies.
    La (re)politisation des masses populaires est un processus nécessaire et vital. Il faut faire prendre conscience aux classes populaires que leur intérêt de classe passe par un abandon du vote socialiste et le rejet du FN. Ceci dit, on ne peut espérer atteindre cet objectif en l’espace d’une campagne électorale. Il s’agit d’une œuvre de longue haleine, qui doit impliquer sur le terrain les élus et les militants. Mélenchon a développé un discours antifasciste reposant sur une critique de classe du FN. Cette démarche est fondamentale, même s’il faut reconnaître qu’elle a davantage mobilisé la fraction politisée de l’électorat.
    Il était important de davantage concentrer les attaques sur l’UMP sarkozyste et, dans un deuxième temps seulement, sur le FN. La critique du programme du PS aurait pu prendre toute sa force et être plus crédible auprès d’un électorat de gauche modéré, une fois le combat anti-sarkozyste pleinement accompli. De la même manière, il aurait été souhaitable de mieux prendre en compte les effets du système bonapartiste de la Ve République. Celui-ci personnalise à l’extrême les débats et réduit les oppositions à un choc PS-UMP, auquel le Front de gauche ne pouvait participer étant donné le rapport de force actuel à gauche. Il aurait fallu davantage se battre pour obtenir que le PS/EELV ne présente pas de candidats face à des élus Front de gauche, ce qui était la condition sine qua non pour conserver, voire accroître le groupe parlementaire élu en 2007. En l’absence d’accords, les candidats du Front de gauche ont été balayés par la vague rose, y compris dans les zones où il était traditionnellement bien implanté (en région parisienne notamment). La finalité politique du Front de gauche n’est peut-être pas d’avoir un maximum de sièges. Ceci dit, sauf à envisager une prise du pouvoir par la force ou croire au mythe du « recours à gauche », la force et l’influence politique d’un mouvement politique se mesurent bien au nombre de ses élus.
    On le voit, la gauche de transformation sociale en Europe se trouve à des stades de développement inégaux. Ces situations diverses s’expliquent par des contextes nationaux hétérogènes. Syriza en Grèce est aujourd’hui le premier parti de gauche, mais ce succès récent a été acquis dans des circonstances exceptionnelles. Dans d’autres pays, la gauche radicale est faible ou n’est qu’épisodiquement forte. Le cas français est à part. Les Français sont le peuple européen qui a le plus résisté à l’offensive néolibérale. Dernièrement, l’opposition de masse à la réforme des retraites et la défaite électorale infligée à Sarkozy en sont la preuve. Le Front de gauche ne deviendra durablement une force majeure à gauche que s’il s’arme d’une stratégie adéquate. En ce sens, l’unité des gauches contre la droite et l’extrême droite est prioritaire, car tout ce qui divise à gauche est rejeté par l’électorat de gauche. Toute surenchère rhétorique « gauchiste » ou enfermement sectaire est durement sanctionné par les électeurs de gauche comme l’a montré le cas du NPA. L’esprit unitaire n’exclut ni la défense d’un programme et d’une stratégie propres au Front de gauche, ni les échanges critiques avec le PS, bien au contraire. Ensuite au peuple de choisir la voie de gauche qui lui paraît la plus crédible. Si ces conditions sont remplies, le Front de gauche n’est pas condamné à remplir éternellement le rôle d’aiguillon vis-à-vis du PS, mais pourrait devenir le centre de gravité de la gauche.
    Que faire maintenant ? La structure fédérale du Front de gauche devrait être renforcée et officialisée afin de permettre aux milliers de personnes – notamment des jeunes – qui ne souhaitent adhérer à aucune des formations de ce cartel, de continuer à y militer et à y lutter. Par ailleurs, le Front de gauche devrait se concentrer sur un nombre limité de questions à fort contenu « social » : contre le pacte austéritaire en Europe, pour une politique de l’emploi et des services publics, pour une véritable revalorisation du Smic, pour une réforme fiscale ambitieuse, pour un pôle public financier, etc. Un travail pédagogique doit être également accompli pour convaincre de l’importance d’une rupture avec les institutions bonapartistes de la Ve République. L’idée de planification écologique doit également être approfondie. Ces mesures permettraient au Front de gauche de se distinguer de la présidence Hollande qui, déjà, est en train de décevoir sur ces dossiers majeurs. 

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