jeudi 22 janvier 2015

Charlie Hebdo : Vallaud-Belkacem ne veut pas entendre les questions des élèves


Pour la ministre de l’Éducation nationale, certaines questions sont « insupportables » de la part des élèves. L’aveu d’une conception autoritaire de la liberté d’expression, et de la vacuité du discours de nos élites politiques face aux enjeux de la période.

L’attentat contre Charlie Hebdo, la minute de silence dans les écoles, les dérapages réels ou supposés d’élèves ont alimenté un sombre débat depuis le 7 janvier. C’est dans ce contexte que la ministre de l’Éducation nationale a tenu des propos sidérants à l’Assemblée nationale, mercredi 14 janvier, lors des questions au gouvernement. De Manille, le pape n’a pas non plus manqué de s’inviter dans le débat.

Attentat à l’esprit critique

Par décision du président de la République, le jeudi 8 janvier a été décrété "jour de deuil national" et une circulaire du premier ministre en a précisé les modalités : drapeaux en berne et demande aux administrations d’organiser « un moment de recueillement permettant aux agents des services publics de s’associer à cet hommage ». Ce recueillement sous forme d’une minute de silence observée dans les établissements scolaires a parfois suscité des interrogations, des remous, voire un rejet.
Depuis, une polémique enfle sur l’ampleur du phénomène. Le 13 janvier l’eurodéputé UMP, Philippe Juvin, accuse le ministère de l’Éducation nationale de « sous estimer grossièrement » les incidents et de « trucage des chiffres ». Le même jour Nathalie Saint-Cricq qui dirige le service politique sur France 2 déclare : « Il faut repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie. » De son côté, Éric Ciotti rajoute une louche, en twittant : « Il faut pouvoir supprimer les allocations familiales aux parents des élèves qui n’ont pas respecté la minute de silence. »
C’est dans ce contexte que la ministre de l’Éducation nationale a été interrogée à l’Assemblée lors de la séance des questions au gouvernement. Najat Vallaud-Belkacem a ainsi déclaré : « Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les "Oui je soutiens Charlie, mais", les "deux poids, deux mesures", les "pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?" Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs » (voir la vidéo de l’intervention). Parce qu’ils émanent de la représentante de l’institution scolaire, les mots sont presque incroyables, véritable attentat à l’esprit critique, à la pédagogie. On savait les enseignants bien seuls, mais à ce point !

Sois pour la liberté d’expression et tais-toi

« Trop nombreux questionnements », « questions insupportables », les mots sont lâchés. Ainsi, pour défendre la liberté d’expression, il faudrait commencer par interdire les questions ? Une forme d’oxymore moderne : je t’ordonne d’être pour la liberté d’expression. Bien sûr, certains propos ont été, parfois, difficiles à entendre par le corps enseignant. Des dérapages ont bien eu lieu, complaisamment rapportés par la presse, quand elle ne les a pas suscités en rôdant devant certains lycées pour sélectionner l’intervention la plus croustillante. Mais s’agissant de collégiens de onze à quinze ans ou de lycéens adolescents, il faut être capable de faire le tri entre méconnaissance, provocation gratuite et désaccords. Et quand bien même il y aurait des désaccords, il faudrait en discuter, argumenter.
Lorsque le pape, de Manille, s’invite dans le débat en déclarant que si le droit d’expression est un « droit fondamental » on ne peut pas « insulter » la foi d’autrui, c’est une limite sérieuse au droit de caricature. Qui s’en émeut ? Et quand il ajoute « Si un grand ami parle mal de ma mère, il peut s’attendre à un coup de poing, et c’est normal. On ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision ! », c’est une manière de dire, quand même, ils l’ont un peu cherché. Où est le tollé ? On est pourtant assez proche de ce que pensent nombre d’élèves croyants (quelle que soit la croyance) qui n’admettent pas la critique des religions.
Alors oui, il faut défendre la liberté d’expression, de caricature et dire que le délit de blasphème ne doit pas exister, mais cela ne peut venir que d’un débat. Lorsque le Conseil représentatif du culte musulman (CRCM) Alsace indique dans un communiqué qu’il « souhaite l’extension à tout le territoire national » du délit de blasphème qui figure dans le concordat d’Alsace Moselle (lire ici), il rappelle aussi que trois départements français échappent à la séparation entre l’Église et l’État.

On n’impose pas des valeurs

Laïcité, valeurs de la République et « l’école, qui est chargée de transmettre ces valeurs » : difficile de ne pas avoir entendu quelques morceaux de bravoure républicaine ces jours-ci. Mais des valeurs, on les partage, on y adhère, on ne les impose pas par un acte d’autorité. Cela suppose au contraire échanges, confrontations et questions. « J’ai raison parce que je suis l’institution » n’est pas seulement impraticable dans la France du XXIe siècle, c’est une conception dangereuse qui remplace le dialogue, la conviction par l’obéissance et le dressage. Et qui peut prétendre que l’autorité reconnue serait l’autorité civile plutôt que religieuse ou autre ?
Former des citoyens, c’est offrir les éléments de jugement pour un esprit critique qui ne prend pas pour argent comptant tout ce qui se dit ou s’écrit. Combattre les thèses complotistes invraisemblables qui se répandent parfois comme une traînée de poudre suppose des individus attachés à un raisonnement rationnel. Et puis il ne suffit pas de rappeler la devise "Liberté, Egalité, Fraternité", d’en appeler au roman national. C’est en réalité presque indécent quand, depuis des années, chacun de ces mots est foulé aux pieds par ceux-là même qui s’en gargarisent aujourd’hui. Les libertés se restreignent au nom de la sécurité, les inégalités s’envolent et des populations sont stigmatisées pour leur religion ou leur couleur de peau, voilà la réalité. L’incroyable fossé qui existe entre certains discours officiels et la réalité quotidienne des pratiques politiques n’est pas pour rien dans la perte de légitimité de toutes les institutions.
Les phrases de Najat Vallaud-Belkacem ne sont pas un malheureux dérapage dans un contexte difficile, mais le symptôme d’un vide profond des élites politiques. Elles ont un tel souci de coller à ce qu’elles s’imaginent être l’état de l’opinion qu’elles en viennent à énoncer ce type d’aberrations. Leur discours sur les valeurs est tellement creux, tellement désincarné par rapport à la situation réelle qu’ils construisent tous les jours, qu’ils ne savent plus à quoi se raccrocher – si ce n’est aux figures de l’ordre et de l’autorité. Cet état d’esprit, s’il devait perdurer, serait le prélude à de nouvelles régressions de tous ordres. Le climat de peur entretenu contre un "ennemi de l’intérieur" ne peut que nourrir ceux qui portent un projet politique raciste.

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