vendredi 5 septembre 2014

Ces fonctionnaires qui lâchent la gauche pour le Front national

Source : La gazette des communes

Scrutin après scrutin, le Front national ne cesse d'améliorer son score auprès des fonctionnaires, au détriment de la gauche qui avait jusqu'à peu leurs faveurs. Dédiabolisation du FN, immigration, néolibéralisme, précarité ou manque de reconnaissance, etc : les raisons ne manquent pas pour expliquer ce phénomène. Si bien qu'au début de l'été 2014, la ministre de la fonction publique Marylise Lebranchu a officiellement fait appel à deux chercheurs en sciences sociales pour se documenter sur un sujet certes délicat mais néanmoins d'ampleur.
 
Longtemps tabou ou insignifiant, le vote Front national parmi les fonctionnaires est devenu un sujet de préoccupation majeur. Traditionnellement plus enclins à voter à gauche, les salariés du secteur public tendent désormais à copier le comportement électoral de la majorité des Français : ainsi, selon un sondage OpinionWay, ils seraient 23% à avoir glissé un bulletin FN lors des européennes de mai 2014, contre 25% à l’échelle du pays.
Déjà alertée par la journée unitaire puis le communiqué commun de plusieurs syndicats de la fonction publique (CGT, FSU, Solidaires notamment) aux alentours des élections municipales, Marylise Lebranchu ne cache plus son inquiétude. Début juillet, la ministre de la fonction publique est même allée jusqu’à convier à son cabinet deux chercheurs en sciences sociales, l’un spécialiste de la fonction publique et l’autre du Front national.
Catégorie C rime avec précarité et FN - Préférant s’appuyer sur les résultats de l’élection présidentielle 2012 (1), Luc Rouban et Joël Gombin lui ont démontré, chiffres à l’appui, la désaffection des fonctionnaires pour les partis modérés, de gauche comme de droite, et leur adhésion croissante aux thèses du Front national.
Ce cheminement électoral se vérifie dans l’ensemble des fonctions publiques (Etat, territoriale, hospitalière, entreprises publiques) mais également dans toutes les strates hiérarchiques, quel que soit le niveau de diplôme des agents publics. Il est tout de même plus marqué chez ceux n’ayant pas suivi d’études supérieures qui sont aussi, généralement, les plus précaires, et les fonctionnaires de catégorie C.

Élus, chercheurs, syndicalistes, chacun y va de sa propre interprétation pour expliquer ce phénomène. « Le FN est un parti qui a un langage de défense absolu des fonctionnaires, y compris des enseignants », propose Marylise Lebranchu dans Libération. A l’entendre, le gouvernement a pris conscience du virage à 180° de Marine Le Pen, qui ne revendique plus le titre de « Reagan français » que s’attribuait son père partisan du démantèlement de l’Etat.
« Il n’est pas interdit de penser que le passage d’un discours néo-poujadiste, pour ne pas dire anti-fonctionnaires, à la défense – au moins rhétorique – des services publics par Marine Le Pen a réconcilié le FN avec une partie de la fonction publique. Néanmoins, l’enjeu déterminant pour l’ensemble de l’électorat  frontiste reste encore et toujours l’immigration », rectifie Joël Gombin.
Rejet des usagers précaires - Parmi les agents publics les moins diplômés – ceux en charge de l’exécution des tâches –, 67% des sondés (voir méthodologie(2)) considéraient en 2012 qu’il y avait trop d’immigrés, contre 45% des cadres censés les diriger. Le rejet de l’islam va également croissant.
Rien d’étonnant dès lors à ce que la tolérance des fonctionnaires de plus en plus précaires diminue vis-à-vis des usagers en difficulté – dont les immigrés constituent une part non négligeable. « Plus on est en contact direct avec les bénéficiaires des services publics, plus la probabilité de voter FN est élevée », note d’ailleurs ce spécialiste des dynamiques de l’extrême-droite.

« Point de contact entre l’action publique et la misère sociale, surtout en période de crise », Luc Rouban n’est aucunement surpris que ce soit « derrière les guichets des caisses de la Sécurité sociale, à l’hôpital ou dans les services sociaux » que l’on retrouve le plus de fonctionnaires frontistes.
Lui-même ancien agent territorial, le maire (FN) d’Hayange, Fabien Engelmann évoque pour sa part une « prise de conscience : lorsque votre pays dépense des milliards pour l’immigration, mais que le prolétaire balayant les rues n’a pas le droit aux bons alimentaires du CCAS, il y a un problème quelque part. »
Le terreau fertile de la réduction des dépenses - Faisant en creux l’apologie de la préférence nationale, cet argument déployé par le FN ne convainc pas les centrales syndicales surtout préoccupées par le contexte budgétaire. La réduction des dépenses publiques « imposée par Bruxelles » selon FO Territoriaux assurerait un terreau fertile pour Marine Le Pen.
« La montée du Front national n’a rien d’inéluctable. Mais il est plus qu’urgent que le pouvoir en place mène enfin une politique en rupture avec les dogmes libéraux en vigueur depuis trop longtemps »sonne l’UGFF-CGT.
Du non-remplacement de postes et de son impact sur la mobilité professionnelle jusqu’à la régression du pouvoir d’achat, les causes propres à la fonction publique seraient légion. « Le blocage du point d’indice n’est pas de nature à réconcilier les catégories B et C avec le gouvernement », confirme par exemple Joël Gombin, qui poursuit : « reste que cette doxa est inattaquable tant que l’exécutif privilégie la seule politique de l’offre. »
Rupture entre les fonctionnaires et le politique - Autre hypothèse d’explication : en dépit de la précarisation accrue des fonctionnaires, l’idée d’une fonction publique pléthorique et privilégiée persiste et demeure ancrée profondément dans l’imaginaire commun.
Preuve en est : la fonction publique est souvent présentée comme la première variable d’ajustement des candidats lors des campagnes électorales, malgré (ou à cause ?) de leur proximité avec les administrations. Loin de la reconnaissance que certains agents publics réclament pour leur rôle d’amortisseur de la crise économique…
Le « tous pourris » gagne l’Etat - « Le lien entre le politique et ses agents s’est, dans le meilleur des cas, distendu, et parfois rompu » reconnaît Marylise Lebranchu,  qui ne fait pas d’ambages sur la dégradation des relations élus/administrations.
Là encore, les chiffres recueillis par Luc Rouban à l’issue de la présidentielle 2012 parlent d’eux-mêmes. Ils font écho au discours « tous pourris » du Front national : 61% des agents publics considèrent qu’une minorité s’est accaparée l’Etat et le conduit selon ses propres intérêts, 82% pensent que l’Etat gaspille l’argent des contribuables, tandis que 9% des fonctionnaires se classent parmi les pauvres, contre moins de 1% en 2002.
Focus

Les fonctionnaires, un électorat stratégique ciblé par le FN

En raison de leur nombre et de leur poids électoral, de leur politisation et de leur moindre abstention ou encore de leur position de têtes de réseaux, les fonctionnaires ont de tout temps représenté une cible électorale pour les stratèges politiques.
Jusqu’à peu, les partis de gauche bâtissaient l’essentiel de leurs succès électoraux sur les salariés du public, qui le leur rendaient bien. Pour des raisons idéologiques évidentes – les fonctionnaires étant plus rétifs que leurs homologues du privé au capitalisme – mais aussi pragmatiques : « les gouvernements de gauche étaient plus favorables aux fonctionnaires sur le plan budgétaire et soutenaient sans faille l’Etat-providence », explique Luc Rouban.
Adhésion au discours du FN - En faisant évoluer sa doctrine idéologique, la gauche de gouvernement a toutefois modifié sa sociologie électorale et perdu un « bastion ». Y compris chez les professeurs, le vote des fonctionnaires au second tour de 2012 était surtout anti-sarkozyste avant d’être pro-Hollande.
Reste que la droite extrême –  jusqu’ici habituée à réaliser des scores de moitié inférieurs dans la fonction publique – a davantage profité du désamour des fonctionnaires avec le PS que l’extrême-gauche ou la droite modérée.
Partageant de plus en plus de points communs avec leurs homologues du privés – qu’il s’agisse de la perte de confiance dans les élus ou la dénonciation grandissante de l’immigration –, les salariés du secteur public semblent également séduits par la critique de la mondialisation libérale et le changement de modèle économique et social qu’appelle aujourd’hui de ses vœux Marine Le Pen.
Un FN marxiste ou libéral ? - Dénonçant elle aussi « la construction européenne telle que pensée par des technocrates ultralibéraux », la CGT de la fonction publique s’alarme (ici ou) de la percée du Front national et dénonce un double-discours.
« Comment le FN peut-il prétendre défendre les services publics en baissant les impôts et les taxes dont celles des entreprises du Cac 40 ? » s’étrangle-t-elle, pariant que les éléments de langage tirés du syndicalisme ouvrier marxiste ne pèsent pas grand-chose dans le programme de l’extrême-droite à côté des recettes ultra-libérales qu’ils prônent plus classiquement.
Stratégie gagnante - Localement, l’ex-militant de Lutte ouvrière (LO) et ancien secrétaire général CGT devenu élu FN, Fabien Engelmann, tente de faire entendre raison à son ancien syndicat. « La réduction des indemnités et des notes de frais des élus, la révision des salaires des contractuels, le non-remplacement de plusieurs départs en retraite, l’octroi de nouvelles fiches de postes à certains agents mis au “ placard“, le retour en régie municipale pour la peinture routière et les décorations de Noël ou l’interdiction d’emprunter un véhicule municipal pour son usage personnel génèrent des économies sans nuire au service public. Ce meilleur équilibre nous a permis de titulariser les stagiaires, d’augmenter le régime indemnitaire d’employés précaires, et occasionnera des baisses d’impôts », vante le maire (FN) d’Hayange, qui fustige la gestion des « villes socialo-communistes. »
Une chose est sûre : en démocratisant son image auprès des fonctionnaires et en ayant conquis un nombre historique de villes aux municipales 2014, le Front national a au moins gagné la première bataille.

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