mercredi 21 mai 2014

Tafta : 7 questions pour tout comprendre au traité qui met le feu à l’UE

Les européennes ont attiré l’attention sur ce projet visant à constituer un marché de 800 millions de consommateurs, présenté par ses adversaires comme "l’Otan de l’économie".

Des manifestants anti-Tafta lors du défilé du 1er mai, à Toulouse. 20 minutes / Fred Scheiber / SIPA
Des manifestants anti-Tafta lors du défilé du 1er mai, à Toulouse.
Ses opposants voulaient profiter du contexte des élections européennes pour le faire "éclater au grand jour" : ils sont en train de réussir leur pari. Alors que l’accord de libre-échange transatlantique ouvre ce lundi 19 mai sa 5e table de négociations à Arlington (Etats-Unis), près de 250 opposants ont été interpellés à Bruxelles le 15 mai lors d’une manifestation pacifique, attirant l’opinion sur un traité qui progressait jusque-là dans la plus grande pénombre. Ce 14 mai, près de 6 Français sur 10 disaient encore ne jamais avoir entendu parler du projet et seulement 21% déclaraient "bien voir ce dont il s’agit". Mise au clair sur ce que l’on en sait aujourd’hui.

1 – "Tafta" : l’étoffe des libéraux

Le traité est avant tout un accord de libre-échange, c’est-à-dire qu’il vise à supprimer autant que possible les droits de douanes et les réglementations entravant la bonne marche du commerce. S’il aboutit pleinement, il créera, sur 14 millions de km2, la plus grande zone de libre-échange de l’histoire dans un marché représentant presque la moitié du PIB mondial : ce serait un pas en avant sans précédent vers l’unité économique du "monde occidental".
Ce projet est d’abord connu sous le nom de "TAFTA" (TransAtlantic Free Trade Area) : un acronyme soyeux et accrocheur, aujourd’hui conservé par la plupart de ses opposants tant ses autres noms de baptême (ZLET, TTIP ou encore PTCI) semblent avoir été choisis pour leur absolue sécheresse.
Son principe a été très largement validé par le Parlement européen (à 78%) le 13 mai 2013. Les eurodéputés français constituaient une exception notable puisque une majorité d’entre eux s’y étaient opposés (26 contre, 13 abstentions) : seuls 25 députés UMP avaient voté pour, et aucun des 13 socialistes.
La France a obtenu en 2013, suite à une mobilisation massive de personnalités du monde de la culture (l’actrice Bérénice Béjo en tête), un droit de protection de "l’exception culturelle", principe à l’origine de la subvention massive de l’industrie cinématographique et des aides à la diffusion des œuvres françaises.

2 - Les objectifs du Tafta :

1 – La suppression de tous les droits de douane pour les échanges de biens, en prévoyant "des exceptions pour les produits les plus sensibles". A noter que ces droits de douane sont déjà exceptionnellement faibles entre les deux entités, de l’ordre de 2 ou 3% dans la plupart des secteurs.
2 – Intégrer de nouvelles possibilités d’accès aux marchés des services (transports…), en aplanissant les obstacles réglementaires respectifs (brevets, normes environnementales, sanitaires, de sécurité, etc).
3 – Favoriser l’accès réciproque aux marchés publics, en supprimant les dispositions respectives de protectionnisme et de préférence nationale.

3 - Pourquoi les Etats-Unis le veulent ?

L’évolution géopolitique du monde inquiète les dirigeants américains. Soucieux de s’armer dans leur combat de titans contre la Chine et l’Inde, les Etats-Unis, qui avaient un temps dédaigné l’Europe en tant qu’intérêt stratégique, se préoccupent à nouveau de l’homogénéité du bloc occidental.
L’accélération des négociations a aussi été une réaction à la nouvelle attitude de la Russie sur le plan international, ce que résume en ces termes le "New York Times", ce 3 avril :
Une résurgence de la Russie signifie que l’Occident a besoin de trouver des moyens de coordonner et de consolider ses intérêts. Le partenariat est le projet le plus ambitieux à ce jour pour lier les deux côtés de l’Atlantique dans une union de l’Ouest plus étroite, et d’ajouter un pilier économique à l’ancien pilier militaire représenté par l’Otan".

4 - Qu’y gagnerait l’Europe ?

L’analyse d’impact publiée par la Commission européenne en avril 2013 fait miroiter un demi-point supplémentaire de PIB annuel (d’autres études indépendantes font état d’une augmentation de… 0,01%) et un surcroît d’exportation.
Le texte évoque un "potentiel de commerce et d’investissement non exploité" se traduisant par "un moindre niveau de bien-être économique, une perte mutuelle de compétitivité, un choix réduit et des prix plus élevés pour les consommateurs, ainsi qu’un déficit d’emplois et de salaires". Les obstacles à ce "bien-être" ? Les barrières "douanières", "réglementaires", "sanitaires", ainsi que la "distance géographique" et les "préférences des consommateurs".
Ce projet de libre-échange va pleinement dans le sens des politiques lancées ces dernières années. La très libérale Commission Barroso a en effet déjà enclenché un certain nombre d’accords commerciaux : qui sait par exemple qu’un traité, quasiment finalisé, va supprimer plus de 99 % des droits de douane avec le Canada ? Ou que d’autres traités de libre-échange "complet" avec Singapour ou la Corée du Sud sont également en voie de ratification ?

5 – Des multinationales pourraient-elles attaquer la France ?

Parmi les points les plus contestés, la mise en place de tribunaux d’arbitrage indépendants, capables de sanctionner les Etats. Si ce mécanisme est mis en place, la France pourra être sanctionnée financièrement si elle empêche une multinationale américaine de concurrencer librement une entreprise française sur son territoire. De ce fait, l’interdiction des OGM, du bisphénol ou encore du gaz de schiste en France pourrait également être remise en cause.
L’histoire montre en effet que ces tribunaux ont tendance à favoriser les entreprises plutôt que les Etats. Dans le cadre de l’Alena, l’accord de libre-échange USA-Canada-Mexique, ce genre d’institutions n’a pas hésité à condamner l’Etat canadien plusieurs dizaines de fois. Interrogé par le Nouvel Obs, le porte-parole des Verts Pascal Durand, tête de liste en Île-de-France, estime que cela permettrait aux grandes entreprises de "reprendre la main sur l’intérêt général" :
On a eu récemment l’exemple de Bernard Tapie qui avait obtenu 42 millions d’euros d’un tribunal arbitral, ça donne une idée de ce que Monsanto et les autres vont demander…"
Néanmoins, les gouvernements français et allemand ont pris officiellement position contre ce dispositif devant la fronde croissante de l’opinion publique, et il paraît aujourd’hui peu probable que cet aspect du traité soit acté dans les faits.

6 – Pourquoi les négociations sont-elles si secrètes ?

Pour justifier le mystère entourant les négociations, les grands de l’Europe, à l’instar du champion de la droite continentale Jean-Claude Juncker, invoquent leur caractère éminemment stratégique :
Son rival socialiste Martin Schulz, sans remettre en cause le principe du traité, promet de s’engager pour une transparence accrue du processus :
Même le mandat de négociations, confié par les pays membres à la Commission européenne, n’a pas pour l’heure été rendu public : il a fuité sur BFMTV, et on peut le retrouver en français sur ce site du Parti communiste.
Les opposants au traité veulent aujourd’hui opter pour la stratégie "Dracula", qui consiste à tuer l’ennemi en l’exposant en plein jour. L’expression était née pour un de ses prédécesseurs : entre 1995 et 1997 , un "Accord multilatéral sur l’investissement" (AMI) avait été secrètement négocié entre les pays de l’OCDE avant d’être abandonné suite à sa médiatisation (et à l’opposition, en France, du gouvernement Jospin). Déjà à l’époque, l’accord voulait permettre aux multinationales d’assigner en justice les gouvernements pratiquant le protectionnisme.

7 – Quels sont les rapports de force ?

- La Commission Barroso, ainsi que la plupart des chefs d’Etat du Conseil européen dirigé par Herman Van Rompuy, considèrent le grand marché comme une opportunité de croissance et de création d’emplois.
- Parmi eux, François Hollande a pris une partie de son camp au dépourvu en appelant à l’accélération des négociations le 11 février dernier, lors d’une conférence de presse commune avec son homologue américain :
Aller vite n’est pas un problème, c’est une solution. Nous avons tout à gagner à aller vite, sinon nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations"
- Angela Merkel, quant à elle, trouve de longue date l’idée "fascinante" mais a dû émettre des réserves face aux réactions de l’opinion publique allemande.
- La droite française, aux prises avec ses contradictions internes, se fait très discrète sur la question : le marché transatlantique est évoqué en une ligne dans le programme européen de l’UMP, se bornant à "défendre une approche réaliste, fondée sur le principe de réciprocité".
Néanmoins, la position du président de l’UMP Jean-François Copé est elle sans nuance, comme l’indique une interview aux Echos en décembre 2013 :
Tout ce qui facilite la réciprocité dans les échanges internationaux va dans le bon sens. Mais je suis plus intéressé par les accords régionaux, tels que l’accord transatlantique en discussion avec l’Europe. Autant dire qu’il y a urgence à ce que la France libère les entrepreneurs de toutes les entraves qui les empêchent de produire en France au meilleur coût"

Europe-Ecologie – Les Verts a mis le Traité, qu’il attaque comme une "faute politique considérable", au cœur de sa campagne. José Bové promet lui une amplification du mouvement d’opposition dans les prochaines semaines :
- Dans cette bataille contre le "GMT" (grand marché transatlantique), le Front de gauche a lui trouvé son épouvantail : le poulet au chlore. "Les Nord-Américains lavent leurs poulets au chlore, vous mangerez du poulet avec du chlore", a répété leur leader Jean-Luc Mélenchon. Dans un louable souci d’illustration, des militants ont ainsi fait irruption dans des piscines parisiennes affublés en poulets géants.
- L’association ATTAC assure elle que la signature du TAFTA conduirait à des "destructions massives d’emplois" en Europe, notamment dans une agriculture qui serait écrasée par la concurrence américaine.
- Le Front National a "déclaré la guerre" au marché transatlantique, qui remet en cause toute possibilité de préférence nationale. Une opinion partagée par le mouvement souverainiste Debout la République :
- Dominique Strauss-Kahn, auditionné au Sénat le 26 juin 2013 sur l’évasion des capitaux, avait livré une opinion catastrophée sur le projet :
C’est un piège considérable pour les Européens."
"Je crois que les Français ont bien fait de vouloir se battre sur le problème de l’identité culturelle, mais c’est un tout petit aspect du problème", avait avancé l’ancien directeur général du FMI. "Le vrai sujet ce sont les normes, la triangulation que les Etats-Unis veulent obtenir avec nous pour coincer les Chinois derrière."
- Il ne faudrait pas croire néanmoins que les 315 millions d’Américains se frottent les mains. Le projet de traité rencontre de farouches oppositions dans les rangs républicains, particulièrement chez les radicaux du Tea Party qui ont déposé un projet de loi visant à accroître la transparence des négociations.
Un an après le début officiel des négociations, le processus a pris du retard en ce début d’année. Alors que Barack Obama a reculé sur sa tentation de passage en force au Congrès et que certains responsables européens espéraient boucler les négociations avant les élections européennes, il semble que les milieux d’affaires et politiques tablent désormais sur la fin 2016.
Timothée Vilars – Le Nouvel Observateur

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