vendredi 25 avril 2014

Occupy life

Occuper la vie, occupare la vita / Sergio Girardi



« Le sujet idéal du totalitarisme, ce n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus. »

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, 1958

Au-delà du totalitarisme de la démocratie spectaculaire
Quiconque se pose la question sociale dans ses termes radicaux, assume immédiatement la lourde tâche de libérer les mots et les concepts qui en composent la trame contemporaine du sens téléguidé et falsifiant qu’une pseudo-culture spectaculaire, omniprésente, leur colle dessus.
Cela reste vrai qu’en l’absence d’une révolution la culture dominante est toujours la culture de la classe dominante ; même aujourd’hui quand, allant bien au-delà des intérêts d’une classe particulière, la domination s’est infiltrée parmi les castes humiliées et confuses d’un capitalisme anthropomorphisé pour y diffuser le spectacle qui, toutes classes confondues, éduque les hommes capitalisés à la domestication.
Les dérives du signifiant des termes fondamentaux qui composent l’histoire des doctrines politiques et de leurs mutations tendent systématiquement à fausser le sens des passions qui les articulent et les projets sociaux dans lesquels ces doctrines sont inscrites. Cela est vrai depuis toujours, mais encore plus aujourd’hui quand presque tout s’exprime sur la scène d’une société du spectacle en pleine décadence.
Le poids de l’idéologie nous accompagne toujours pour nous pousser inéluctablement vers les territoires administrés par l’ennemi, là où plusieurs mots fondamentaux sont employés de façon acritique selon le système des valeurs de l’idéologie dominante, désormais étendue à tout l’univers politique de la société spectaculaire : de droite à gauche, des Parlements et de l’Etat aux Bourses et au Marché, du réformisme pragmatique au révolutionnarisme abstrait.
A ce propos, j’ai repéré dans le livre de Nico Berti, Liberté sans révolution, un exemple évident de la difficulté rencontrée par la pensée critique radicale (en dehors, donc, des élucubrations académiciennes et de la mauvaise foi des mercenaires de la culture) à se soustraire au « bon sens » conformiste qui écrit ses théorèmes en utilisant des mots lourdement idéologisés.
En suivant une mode sectaire plutôt fréquente parmi les anarchistes antimarxistes (justifiée seulement en partie par l’odieux autoritarisme idéologique des théologiens marxistes-léninistes), un Berti « libéral-libertaire »1 identifie platement le projet communiste au soi disant communisme réel ; alors que, en revanche, avec une facilité déconcertante chez un libertaire, il octroie le label de qualité démocratique à la démocratie virtuelle et fictive qui est, depuis des siècles, la forme la plus haute et la plus efficace de la domination du capitalisme et de ses serviteurs volontaires sur la dernière classe de l’histoire, la classe de la conscience.
Identifier simplement l’alternative entre démocratie et totalitarisme, sans prendre en compte le glissement sémantique contrôlé que je viens de dénoncer, pousse à ignorer le distinguo nécessaire entre la démocratie fictive existante (parlementaire, majoritaire et hiérarchique) et la démocratie réelle incluse dans le projet révolutionnaire de l’autogestion généralisée de la vie quotidienne.
Pour un libertaire – et j’assume pleinement pour moi ce qualificatif -, l’alternative radicale ne se pose pas entre démocratie et totalitarisme, mais bien avant et plus profondément, entre une démocratie réelle, inexistante, et la démocratie spectaculaire, répandue comme une représentation idéologique du totalitarisme affiné de la société du spectacle.
On n’a pas besoin de ressortir l’anarchie pour dénoncer le totalitarisme dans ses formes ringardes, traditionnelles. L’antifascisme a uni dans un premier interclassisme aussi inévitable qu’ambigu, athées et croyants, bourgeois et prolétaires, libéraux et communistes, libertaires et autoritaires non totalitaires dans une lutte contre « la bête immonde » achevée par l’instauration des démocraties parlementaires de la deuxième moitié du vingtième siècle, devenues en l’espace de quelques décennies, le pire produit du fascisme, finalement vaincu uniquement dans sa forme politique archaïque.

Quel exemple plus éclairant de la dimension spectaculaire des démocraties contemporaines que celui de la jeune république italienne ? Constitutionnellement « née de la résistance » antifasciste, elle est passée d’un demi-siècle de cléricalisme démocrate-chrétien à vingt ans de berlusconisme (« un ventennio », la durée du fascisme mussolinien) terminant en une orgie de pouvoir mafieux, toutes idéologies confondues.
Manipulée par des droites et des gauches confuses et complices de la corruption productiviste, bien au-delà de leurs diatribes de façade, l’Europe artificiellement unie s’est contentée d’un gouvernement despotique directement aux mains du pouvoir économique, bien avant que la hiérarchie mondialisée de l’économisme dominant enlève le masque démocratique pour consigner explicitement les citoyens souverains de vingt sept pseudo démocraties à la financiarisation capitaliste d’un Super-Etat Européen que personne n’a choisi et surtout pas démocratiquement.
En réalité, par une continuité somme toute cohérente mais humainement inacceptable, l’horrible vision du monde des fascistes avait été abondamment supportée et financée, depuis le début, par plusieurs capitalistes internationaux, membres reconnus des démocraties occidentales d’avant-guerre. Ces mécènes capitalistes amoraux, humanistes cyniques du business, ont abandonné les pestiférés en chemise brune à leurs suicides potentiels uniquement en vue de la victoire finale d’un antifascisme nourri par les ruines de la deuxième guerre mondiale.
Au nom d’une rhétorique antifasciste qui n’a pas empêché les Etats et les Eglises de venir au secours d’un nombre considérable de dirigeants nazi et fascistes en fuite, jusqu’à les réintégrer ensuite dans la pieuvre étatique démocratisée, les alliés d’une coalition opportuniste ont servi pour instaurer une démocratie planétaire fictive, opposée au capitalisme d’Etat autoritaire soi-disant communiste (spectacle diffus contre spectacle concentré).
Par le spectre de l’arme nucléaire et de l’obsolescence programmée de l’homme, la guerre est restée toujours menaçante et potentiellement apocalyptique, même si elle était congelée dans le frigo idéologique où pavoisait une démocratie purement virtuelle.
Pendant d’horribles décennies, des deux côtés d’un rideau de fer honteux, les héritiers de deux fascismes opposés se sont montrés unis dans l’étalage spectaculaire de droits humains presque inexistants. Autant les droits de l’homme libéral que ceux de l’homme prolétaire ont été réduits, en fait, à un alibi marchand pour un bien plus rentable droit de la marchandise voulant soumettre l’humanité entière à son perpétuel délire de valorisation.
Le fascisme, dont les racines caractérielles précédent abondement ses ramifications politiques, fut donc utile, à son apparition, en tant que chien de garde de l’Etat autoritaire (tautologie) contre les occupations des usines qui, par l’élan du fort mouvement ouvrier de ces années vingt, annonçaient le « risque » de l’avènement d’une possible démocratie réelle2.
Poussé à l’autodestruction par un morbide délire de toute puissance marqué par le réflexe de mort, le fascisme, vaincu sur le plan militaire, fut relativement refoulé, après 1945, et réduit à un folklore pathologique tenu en laisse en attendant la suite.
En Europe, son retour explicite et massif s’est montré rarement possible (voir la Grèce des colonels) et le seul fascisme conquérant explicitement au pouvoir fut, pendant des décennies, le fascisme rouge sponsorisé par l’Union pseudo Soviétique.
Le fascisme noir a survécu comme une maladie incurable, comme une nostalgie démentielle, comme le rêve d’un bourreau qui attend la restauration de la peine de mort. Le pouvoir prétendait hypocritement l’ignorer, sauf pour quelques promenades financées par les intérêts les plus secrets des Etats qui devaient par ici éliminer un président dérangeant, par là faire peur à une population qui levait un peu trop la tête, prête à résister à un totalitarisme économique de plus en plus envahissant.
Dallas, Piazza Fontana, le palais de la Moneda, différents exemples surgissant d’un passé récent à souligner l’antienne qui renvoie au présent.
Face aux injustices injustifiables des banksters et des multinationales, le fascisme revient, en fait, aujourd’hui en se proposant comme une éventuelle sortie de secours ponctuelle pour un capitalisme empêtré dans l’attente illusoire d’une sortie de la crise structurelle qui le traverse et le fragilise.
Les Chamberlain du spectacle de droite et de gauche, majordomes qui gèrent, en politiciens impuissants, la catastrophe sociale en cours, sont les meilleurs sponsors d’un éventuel retour démentiel des fascismes opportunistes qui attendent, depuis un demi siècle, une revanche certes possible, mais destinée, de toute façon, à l’éphémère. Eux non plus, en fait, serfs mafieux d’un capitalisme sur lequel vomissent leurs tares racistes et xénophobes pour mieux en servir les buts les plus cachés, ne pourraient durer au pouvoir dans le désert nihiliste que le capitalisme en phase terminale apprête pour les humains.
Aujourd’hui, les Aubes dorées et les divers fascismes xénophobes, déguisés en mouvements sociaux, lèvent la tête et dégainent leurs poignards assassins, mais leurs délires mortifères sont agités comme des drapeaux rouges destinés, dans la contingence actuelle, à distraire les populations de l’expropriation systématique, concrète et définitive de tous leurs droits dans la vie quotidienne3.
La guerre civile entre fascisme et antifascisme revient comme une dernière diversion tragique voulue par le capitalisme nihiliste en voie d’extinction. Il n’est pas question de l’ignorer, mais encore moins d’en faire le point crucial de la lutte tendant au dépassement de la folie capitaliste en train de détruire le vivant.
On a l’impression fallacieuse de revenir aux temps des occupations des usines, mais sans les usines occupées. Celles-ci tendent plutôt, d’ailleurs, à rester inoccupées, poussant la conscience de classe, aiguisée par cette « crise » que les serviteurs médiatiques vendent comme un problème concernant tout le monde, à comprendre qu’il n’est pas question de s’approprier ce monde infect, de se battre pour le sauver, mais d’inventer un monde nouveau qui en soit le dépassement.
Le fascisme ne peut pas grand-chose contre la créativité. Il ne peut qu’attendre qu’elle manifeste sa poésie pour la violer publiquement.
Le fascisme est négation sans dépassement, là où la révolution sociale est le dépassement dialectique de la négation.
Le fascisme peut uniquement jouer sur la peur, mais il y a un point au-delà duquel le chantage à la peur ne fonctionne plus. Nous ne sommes pas loin de ce point et pour cela l’ennemi à craindre le plus est l’Etat et non pas ses pitbulls.
Arrivé à un tel point de non retour, le fascisme se réduit visiblement à une maladie opportuniste du capitalisme en phase terminale.
La haine ne peut construire que des ghettos et des prisons. Non pas uniquement pour les ennemis mais aussi pour les soldats minables d’une guerre sociale menée derrière les drapeaux psychotiques de la peste émotionnelle et de l’obsession mortifère de la rentabilité.
Il est question, désormais, d’aller contre cette folie, au-delà des extrémismes spectaculaires qui opposent aux hiérarchies dominantes d’autres hiérarchies, renforçant ainsi l’ennemi et justifiant la répression aux yeux d’une opinion publique confuse et dépourvue d’autonomie de jugement.
On ne peut pas se battre contre l’aliénation en utilisant ses méthodes, dans une optique bêtement vindicative, sans renforcer, en fait, ce qu’on prétend abolir.
D’un mode de production à tendance totalitaire, le capitalisme d’Etat et de Marché s’est transformé en une pulsion nihiliste qui poursuit désormais, dans son délire final, la mort en l’appelant croissance. Il ne reste qu’à construire un nouveau monde social qui abroge positivement le nihilisme spectaculaire-marchand.
Mise à part la troisième voie d’une révolte radicale pour une démocratie réelle, le choix semble se réduire à une soumission silencieuse face à la terreur diffuse par toutes les paroisses idéologiques (terreur qui n’est que ponctuelle, pour le moment, mais déjà projetée à profusion sur les écrans d’un spectacle social devenu la menace permanente d’un pire imminent), en acceptant de se laisser progressivement empoisonner par l’air, la nourriture et l’eau pollués ; on peut aussi se laisser intoxiquer par les gaz lacrymogènes et massacrer par la violence d’un Etat qui défend la démocratie fictive contre ces mêmes citoyens que sa propagande la plus vulgaire continue, de façon grotesque, à définir souverains.
La violence de la répression, dans la Péninsule Chalcidique, dans la Vallée de Susa et à Notre Dame des Landes, est déjà un signe inquiétant – en Grèce, en Italie et en France – de la vraie guerre sociale sans quartier que le capitalisme a déclarée partout à l’humain, en réduisant la démocratie à un alibi pour le totalitarisme.
La phase terminale du capitalisme, rendu absolument inhumain par son morbide réflexe de mort, a été inaugurée un onze septembre moins médiatisé que celui de 2001, mais probablement encore plus crucial du point de vue historique.
En 1973, dans une Amérique latine habituée aux sursauts autoritaires de dictatures parfois éphémères mais répétées jusqu’à la banalisation, le coup d’Etat perpétré par Pinochet contre le socialiste Allende cachait bien plus que l’envie de pouvoir de l’énième caudillo. Derrière l’extermination cynique de tout esprit libre au Chili, il y avait la folie lucide d’une pathologie totalitaire intrinsèque à la phase finale du capitalisme et à ses envies de valorisation4.
Avant que l’écroulement de l’empire pseudo soviétique consigne le monde au libéralisme comme un unique et démesuré supermarché planétaire, Friedman et ses Chicago Boys ont représenté l’Hitler Jugendbewegung du capitalisme réel, c’est-à-dire du mode de production arrivé à la présomption de sa domination totalitaire sur le monde.
L’idéologie économique, véritable religion athée d’un monde aliéné, a trouvé dans cette poignée d’économistes exaltés le projet de solution finale allégé des thèses raciales du fascisme archaïque et réduit à l’essentiel d’un renversement total, radical et définitif de la relation homme/marchandise.
Le fétichisme de la marchandise de Friedman et de ses camarades émergea comme une pathologie agressive du système dominant, juste au moment où des groupes de plus en plus larges de jeunes générations internationales confirmaient leur refus de la société libérale récemment touchée par un camouflet imprévu : la révolte radicale d’un grand nombre de jeunes citoyens et de travailleurs amoureux de la liberté, opposés à la consommation et au bonheur marchand autant qu’à tout communisme autoritaire au service du capitalisme d’Etat.
Fidèle au dicton « la meilleure défense c’est l’attaque », l’ultralibéralisme despotique des Chicago Boys s’est chargé de la destruction systématique du tissu social humain s’affichant comme réfractaire et rebelle face à la dictature du Marché.
Le but du capitalisme, conscient que le facteur humain s’opposait partout à ses fins, du Vietnam à l’Europe, de Prague à Paris, s’est alors concentré, là où cela était possible, sur l’imposition de son inhumanité rentable par les méthodes expéditives du Coup d’Etat.
Pendant environ une décennie, du Chili à l’Argentine, du Brésil à l’Indonésie, la longue tradition du putsch politico-militaire a permis l’imposition du dogme des libéralisations économiques comme un premier pas vers le prétendu paradis terrestre du Libre Marché.
La terreur pour faire oublier l’émancipation, la domestication forcée pour humilier toute instance de liberté. Les années quatre-vingt ont été, ensuite, le laboratoire démentiel qui imposa la propagande de l’absurde Eden économiste fondé sur le péché originel de la dette, comme un mauvais sort déferlant sur la planète. Des analphabètes politiques, inhumains et nantis comme Reagan et Thatcher, ont contribué avec morgue à sa divulgation de façon messianique jusqu’aux masses de consommateurs dopés.
Il ne manquait plus que la chute du mur et l’écroulement de la bureaucratie soviétique pour donner un dernier coup de pouce au délire ultralibéral. Même les plus sinistres bureaucrates de gauche se sont alors recyclés en adeptes de l’idéologie des privatisations à outrance, en contribuant à l’instauration de la plus macabre des superstitions : la fable du Libre Marché émancipateur. Plutôt que de s’affranchir de l’autoritarisme du fascisme rouge et des bureaucrates qui l’incarnaient, en sauvant les bonnes intentions misérablement déchues d’une société plus juste et fraternelle, droites et gauches parlementaires, obsédées par la conservation de leurs privilèges, se sont accordées pour intégrer les bureaucrates et profiter de l’autoritarisme, en effaçant définitivement l’hypothèse d’une démocratie conseilliste contrariée par tous les partis politiques formels et informels, affairés à se partager le magot d’un économisme absurde et vulgaire.
En plein accord avec l’ultralibéralisme, on a donc laissé tomber à l’eau le projet trahi d’une société égalitaire, dessein avorté dans le cauchemar d’un communisme au visage aussi inhumain que ses actes.
L’hyper-productivisme pathétique et irrationnel d’un capitalisme en phase terminale a pris corps dans ce nœud de l’histoire confisquée, là où la mythologie économiste a démoli toute lecture humaine possible de l’émancipation.
Pour répondre au danger représenté par la première révolte anti productiviste de l’histoire qui a traversé le monde à la fin des années soixante (Mai ‘68 et alentours), l’idéologie dominante a su fausser et en partie s’approprier ce passage crucial en l’identifiant avec un gauchisme confusionniste encore totalement imprégné d’idéologismes et de rancœur et récupérable, donc, à la continuité de la domination.
Comme le récitait un slogan prophétique de ces temps passés, le vieux monde pervers et de plus en plus nihiliste qui était derrière nous a rejoint et avalé en premier les plus désespérés, puis les plus corruptibles et enfin les plus confus, en finissant par déborder même à l’intérieur du caractère de beaucoup d’individus anonymes, là où l’aliénation est plus difficile à isoler et à extirper.
D’ailleurs, les pires idéologues de la conservation sont toujours embauchés parmi les stratèges frustrés des révolutions ratées, indépendamment du degré d’autoritarisme de l’idéologie révolutionnaire introduite sur le marché.
Toute idéologie de la liberté, avec ou sans révolution, est un pas de plus non pas vers la liberté, mais vers l’idéologie, dans le territoire de laquelle aucune liberté réelle n’est jamais praticable.
Ce n’est pas un hasard si l’attention des situationnistes, libertaires irrécupérables et inclassables selon les catégories politiques habituelles, se concentrait, il y a déjà un demi-siècle, sur la dénonciation de toute idéologie révolutionnaire, situationnisme inclus : « La théorie révolutionnaire est maintenant ennemie de toute idéologie révolutionnaire, et elle sait qu’elle est. » (Guy Debord, La société du spectacle, Thèse 124).
Peuples et populisme, nations et nationalisme
Quand, ayant fini son repas cannibale dans les divers pays violés de l’Amérique latine et du soi-disant tiers monde, le capitalisme s’est remis à table pour avaler aussi le cœur de la société occidentale, il a du prendre acte que les cicatrices encore récentes du conflit entre fascisme et antifascisme ne lui permettaient pas d’appliquer mécaniquement à l’Europe la recette expéditive par laquelle il avait imposé l’idéologie ultralibérale du Chili à l’Argentine.
Trop récente était la mémoire d’une résistance à l’inhumanité au nom d’un humain sensible à la volonté de vivre et de jouir de la vie, bien au-delà des idéologies de service, débordantes d’hédonismes mécanistes autant que de mystiques du sacrifice.
L’idéal d’une Europe patrie commune de nations rescapées des guerres fratricides durant des millénaires, est alors devenu la carotte qui a permis au bâton de l’Union Européenne de s’enfoncer plus au fond.
Non par des coups d’Etat, bien au contraire, mais par la contribution de la mortalité sénile, exit Franco (1975) peu de temps après Salazar (1970), funérailles transformées en excellents spots publicitaires pour s’inventer les conditions (Grèce exclue) d’un continent pacifié au-delà de toute attente.
Quelques mondanités révolutionnaires de façade, entre œillets portugais et roses mitterrandiennes utiles à la récupération idéologique du risque d’une vraie révolution des désirs d’émancipation, puis, rapidement : fin de la dictature soviétique, de l’Allemagne coupée en deux et des pays satellites – malgré eux – de la grande arnaque marxiste-léniniste.
La liberté, mot évocateur de beaux sentiments abstraits, pouvait enfin se traduire en un ultralibéralisme économique bien plus pragmatique. Même la Chine, toujours accrochée à son stupide maoïsme passéiste, a maintenu les drapeaux rouges pour rendre mimétique l’esclavagisme cynique et scientifique de son prolétariat bien aimé.
Dans l’Occident chrétien, en revanche, lors d’une orgie de démagogie et de propagande, ces mêmes bureaucrates qui avaient adoré les plans quinquennaux du capitalisme d’Etat sont devenus les adeptes les plus fidèles de la privatisation de tout bien public et de la suppression de toute conquête sociale.
Privatiser tout ce qui bouge encore : banquiers, affairistes, économistes, bureaucrates politiques de droite et de gauche se sont montrés parfaitement complices dans la lutte mafieuse pour la domestication définitive de l’être humain.
Sous le masque d’une rationalisation abstraite et discutable, soutenue par la volonté de rompre avec le moindre souvenir de l’idéologie communiste mise définitivement à l’index, on a détruit progressivement le tissu social de nations à l’histoire millénaire et assez peu communiste, d’ailleurs, dans la majorité des cas.
Il était question de libérer la valorisation économique des déchets d’un vrai progrès humain réalisé au dépens du progrès capitaliste ; des décennies de luttes pour l’émancipation, de conquêtes nobles et nécessaires pour l’humanité, envoyées au rebut en quelques années au nom du business sacré.
Libéraliser, privatiser, réduire l’Etat à un vigile au service du Marché (néanmoins, jamais question d’abolir l’Etat – intolérable idée subversive et anarchiste ! – car un Marché sans Etat est comme un violeur sans érection, ou pire, sans matraque).
Puis, dans un crescendo confus mais cyniquement déterminé, le coup final : la mise en scène de la crise et la criminalisation de la dette, sur fond de financiarisation galopante de l’économie planétaire.
Etats, banques, multinationales et structures bureaucratiques asservies par nature au fonctionnement de l’apparat productif capitaliste et de son administration planétaire (FMI e OMC), ont réduit la politique à la gestion de l’existant, en excluant de façon autoritaire qu’un autre monde meilleur soit possible.
Celui-ci était et devait rester le seul monde possible et toute autre hypothèse devait être expurgée comme une utopie ingénue ou une diabolique propagande populiste afin de maintenir le contrôle des masses d’ignares maccartistes berlusconisés que sont devenus les citoyens-spectateurs-consommateurs des démocraties parlementaires.
Le délire des Chicago Boys a donc brillamment survécu à ses maîtres finalement disparus car il contenait l’essentiel de l’idéologie intrinsèque au capitalisme en phase terminale : que le vivant meure jusqu’à la dernière rentabilité ; dans le paradis désertique d’une planète génocidée, le Marché reconnaitra les siens.
On n’explique pas autrement le mantra productiviste de la croissance infinie qui harcèle les survivants d’un monde fini, violé dans ses équilibres vitaux et lançant désormais quotidiennement des signaux concernant la limite dépassée de ce qu’il peut supporter.
Unique idée géniale digne des meilleurs spin-doctors : après chaque catastrophe, prévoir une messe funèbre collective pour exorciser la peur et continuer imperturbables dans l’agression de la nature et du vivant à des fins économiques.
Tchernobyl, Fukushima, l’amiante, la pollution des nappes phréatiques ? Allons-y avec le nucléaire, le TAV et le gaz de schiste !
L’importance des forêts primaires et de la biodiversité ? Allons-y avec l’élevage intensif et les extractions minières aux effets catastrophiques, de l’Amazonie à la péninsule Chalcidique !
Les bombes à l’uranium appauvri ? Allons-y avec « l’exportation de la démocratie » par la guerre, au nom de la paix ! Etc. …
La croissance sacrée n’est même plus un facteur économique, mais une croyance que certains économistes en caleçons répètent sans même plus y croire. Du moins pas autant que Friedman, horrible mystique du capitalisme, semblait y croire quand il se laissait aller à l’aveu involontaire que ses idées économiques étaient essentiellement « une profession de foi ».
Jamais un matérialisme vulgaire ne fut plus métaphysique. Les animaux meurent réduits à des choses, les humains ne trouvent plus d’espaces vitaux, ils tombent malades, ils se suicident ou deviennent parfois des meurtriers de masse ; pas de problème, pourvu qu’ils ne se révoltent pas contre le système ; mais, au cas où – on l’a bien vu – les solutions finales ne manquent pas.
L’économie autonomisée est une crise perpétuelle qui se résout en créant les conditions de la crise suivante. Néanmoins, la seule question qui revient en boucle est : comment faire pour recommencer la croissance ?
Il n’est plus question de répondre à une telle idiotie mais de commencer la thérapie d’urgence.
Parmi les mots que le pouvoir a historiquement pliés à son utilisation idéologique, plusieurs sont ceux dont la perte de sens empêche le dépassement devenu urgent des conditions existantes.
Le concept de peuple est alourdi par l’utilisation démagogique que les populismes divers en ont faite pendant l’histoire. Ceci est aussi vrai pour le concept de nation, corrompu par l’idéologie nationaliste qui a inventé pendant plus d’un siècle les racismes et le surhomme minable des différents fascismes.
Néanmoins, la distinction entre ces deux entités sociales – peuple et nation – et les idéologies qui en ont corrompu le sens, me semble une condition sine qua non pour comprendre notre temps et surtout pour changer la condition d’une société prisonnière du totalitarisme marchand et d’un capitalisme devenu explicitement nihiliste.
Un peuple est un groupe qui partage une nation et un projet.
La nation est son bassin vital ; le projet, peu importe la forme sous laquelle il se présente, est toujours un essai de créer les conditions, même relatives et mouvantes, du bonheur collectif, donc, a fortiori, individuel.
Le concept de peuple a été largement utilisé avec des intentions despotiques par différentes lignées de populisme.
Qui sont les populistes ? Tous ceux qui caressent les peuples (et surtout les identités concrètes qui les composent, les individus) dans le sens des chaînes.
Un peuple heureux n’écoute pas les sirènes populistes. Face à un peuple heureux, une idéologie populiste n’arrive même pas à se formuler, à exister. Néanmoins, puisque le bonheur est une réalité en devenir, fragile et toujours à reconstituer dans une dimension orgastique dont on peut jouir, l’opportunisme populiste trouve toujours un point d’appui où accrocher sa semence malade, sa paranoïa auto valorisante qui s’offre en compensation de l’intolérable sentiment d’impuissance qui saisit les individus et les peuples en manque de bonheur.
Surtout dans la civilisation du travail et de son exploitation organisée par la structure économico-idéologico-militaire, les raisons de malheur et les injustices évidentes produisent des occasions sans fin pour la récupération populiste.
Le premier populisme fut la religion, puis le produit s’est diversifié.
Le populiste dit aimer le peuple alors qu’il se substitue aux individus réels dans le choix des objectifs et des stratégies de changement des conditions existantes.
Qu’il soit donc clair, face aux sophismes démagogiques des professionnels de la politique en lutte pour conserver leurs privilèges : n’est pas populiste celui qui dénonce au peuple une situation intolérable mais celui qui utilise cette situation pour assujettir le peuple à une nouvelle hiérarchie dont il est le sommet.
N’est pas populiste celui qui aime le peuple, mais celui qui l’annexe à ses propres intérêts économiques ou narcissiques.
Seul un imbécile, ou un pervers manipulateur, en s’apercevant que le peuple est trompé, peut revendiquer avec fierté son populisme plutôt que de participer en sujet du peuple souverain à l’émancipation concrète des individus.
Le populiste s’identifie à l’idéologie du peuple comme un quelconque satrape, dictateur, despote, tyran : afin de le dominer et le diriger.
L’émancipation du peuple passe par l’exclusion et même par l’élimination physique, si nécessaire, de tout chef dominant, de tout seigneur qui dépasse même pour un moment la délégation éventuelle de pouvoir représentatif reçue par l’assemblée du peuple souverain.
Renvoyé donc le populisme aux cloaques qui l’ont inventé, (fascismes divers, mystiques du peuple et autres tromperies) cherchons à approfondir un peu le concept de peuple au-delà des quelques définitions déjà proposées.
Je note que « peuple » est un terme générique en relation aux conflits de classes qui agitent tout groupe social tombé dans les tentacules de l’économie politique. Un peuple qui n’a pas encore intimement dépassé la relation historique entre classe dominante et classe dominée, porte en lui la plaie ouverte d’une injustice intolérable : l’un mange et l’autre est affamé, l’un rit et l’autre est en pleurs pour d’autres raisons que les péripéties individuelles du vécu, pour les conditions collectives qui octroient à certains les privilèges, à d’autres les corvées.
Les peuples qui ont habité la terre jusqu’à maintenant sont des peuples manchots car ils ont subi la dictature d’une injustice historique relative à l’appartenance à la classe dominante ou à celle des dominés.
Le premier peuple absolu apparu sur la planète est celui des Derniers qui ne veulent plus l’être. Par leur acte de volonté pratique ils abolissent les différences hiérarchiques sur lesquelles se fonde toute la civilisation du travail et de l‘économie politique qui en gère les profits.
Cet acte, tant rêvé par les utopies sociales des deux derniers siècles, n’a jamais été accompli de façon radicale, mais il est aujourd’hui le seul acte capable de garantir non seulement une justice véritable, mais la survie même de l’espèce humaine.
On a vu comment l’aliénation intrinsèque au monde de l’économie politique ne peut pas s’émanciper de l’obligation de la rentabilité même face au risque désormais avéré d’un holocauste spécifique de l’humanité et des espèces qui en partagent le milieu vital.
Tant que le processus de valorisation de la marchandise, typique du mode de production capitaliste, restera souverain, l’homme aliéné, justement à cause de son aliénation, préférera mourir pour le profit plutôt que vivre pour son bonheur au prix du dépassement du capitalisme. Uniquement après le naufrage dans la tempête de la décomposition sociale, l’hypnose productiviste quittera l’individu aliéné en le poussant à chercher une bouée pour se sauver des vagues. Il sera probablement trop tard, sans compter qu’un tel retard provoque les meilleures conditions pour une dernière récupération populiste. Le premier démagogue venu qui lance une bouée idéologique à l’ignorant désespéré s’agitant parmi les flots, a des chances d’en faire un adepte prêt à tout.
La souffrance aveugle pousse au grégarisme et à la haine envers n’importe quel bouc émissaire exposé à la risée publique.
C’est ainsi que l’immigration est chargée de fautes qui ne la concernent pas, que la couleur de la peau devient un signe capable de déclencher une inqualifiable haine raciale. Qu’importe de savoir qu’Hitler avait des origines juives quand la supériorité de la race Arienne a été affirmée par le délire national-socialiste ?
La peste émotionnelle se contente de calmer la douleur psychique d’une insatisfaction intime et refoulée. Peu importe la cohérence et moins encore la vérité établie.
Cela est vrai autant à droite qu’à gauche : même enrobé par la démagogie de l’utopie la plus parfaite, tout communisme de guerre est destiné à produire les conditions d’une contre-révolution dont l’économie politique sait toujours extraire des avantages importants au prix du malheur des individus réels.
Le bonheur orgastique d’un être humain naturel se réalise, en revanche, uniquement par un projet cohérent et déjà jouissif par les manières de le proposer et de se le proposer.
L’entraide est de l’ordre du don orgastique et non pas du devoir, il ne faut jamais l’oublier, et une démocratie directe est l’organisation de l’égoïsme de chacun harmonisé en égoïsme collectif autogéré pour le bien de tous.
La non-violence n’est donc pas une question d’éthique, mais une harmonisation spontanée du principe orgastique du vivant qui fait de l’amour le moteur de la jouissance d’exister.
La démocratie conseilliste est la transposition consciente dans le social du processus biologique de « l’innamoramento » que chaque individu de toute espèce connait au moins mécaniquement quand la nature engage la saison des amours.
Seule la gratuité d’une relation restaurée avec et à l’intérieur de la nature permettra à l’humanité de s’émanciper du nihilisme capitaliste qui est en train de nous accompagner vers une mort certaine, et qui plus est, prématurée.
Libérée des idéologies qui la rendent diabolique aux yeux de n’importe quel progressiste, la nation est simplement le milieu psycho géographique5 dans lequel on nait subjectivement. Elle se tisse dans le terrain local en tant que mémoire vécue d’un monde créatif, élaborée par l’élan à jouir de la vie sociale que la volonté de vivre provoque spontanément.
Comme le caractère établit les équilibres psychophysiques d’un individu, ainsi son être social détermine les harmonies possibles à partir de la découverte de sa propre individualité unique et différente, mais toujours intégrée aux éléments communs partagés avec un certain nombre d’autres sujets. L’ensemble de ces individus et le vécu librement partagé entre eux forment la nation.
La notion de nation a donc des racines autonomes de l’Etat nationaliste que les hiérarchies du pouvoir ont inventé pour réduire les nations à un tas de bandes prédatrices en lutte entre elles.
L’Etat-nation a été le point de suture entre l’ancien régime et la république bourgeoise. La nationalité est ainsi devenue ce que Joseph Gabel a stigmatisé dans La fausse conscience (Les Éditions de Minuit, 1962) : une erreur partagée par un certain nombre d’individus à propos des leurs origines.
La nature humaine de la nation est instinctivement gylanique6 et tend spontanément au partage et à l’entraide, mais elle est fragile et peut facilement sombrer dans le patrisme guerrier du mâle dominant, seigneur d’un territoire de chasse, de séjour et d’affectivité. La forme humaine de la nation consiste dans le dépassement d’un tel primitivisme animal habitué à imposer sa domination sur un territoire comme un privilège reconnu.
La nation enclenche l’émancipation de l’être humain en se proposant comme communauté subjective. La nation-gemeinwesen7 est le seul dépassement humain possible de la condition animale fondée sur la hiérarchie dont le mâle dominant est la version la plus vulgaire. Ainsi, tout le long de l’histoire, la gemeinwesen a porté en elle l’alternative radicale à la gemeinschaft, société artificielle, étatiste car conditionnée par l’économie politique.
Le capitalisme est la forme artificielle du primitivisme animal prêt à se battre jusqu’à la mort, par la compétition et la prédation, pour la défense et l’élargissement du territoire conçu comme une appropriation privative.
Devenir humains passe par le dépassement d’une telle conflictualité mécaniste à travers la poésie dialectique intrinsèque à la fonction de l’orgasme. Par elle l’homme s’émancipe de la pulsion mécaniste primitive en la satisfaisant qualitativement, en obtenant, en même temps, la réalisation et le dépassement de la politique et de l’art.
Le rêve séculaire de l’émancipation humaine passe, donc, aussi par une réappropriation radicale de la « nation » en opposition à l’utilisation aliénée que l’économie politique en a fait.
Le capitalisme nous a éduqués au nationalisme, en faisant de la nation naturelle le véhicule ambigu d’une machine kafkaïenne au service des puissants et de la classe dominante.
L’Etat qui coupe la tête au roi et proclame le citoyen souverain, se libère d’un seul coup des seigneurs et des esclaves, en perpétrant les deux en tant que rôles sociaux auxquels personne ne pourra plus se soustraire.
On découvre alors que le libéralisme et l’ultralibéralisme n’ont rien à faire avec la liberté humaine et que le nationalisme n’a rien à faire avec la nation authentique, avec la communauté humaine, avec ses racines locales et sa gestion horizontale exercée par des sujets qui s’aiment et non pas par des troupeaux unis par la haine d’autrui, du différent.
En tant que communauté subjective, la nation est la réalisation historique de la gemeinwesen, superposition de couches différentes de la communauté qui, du local, tendent à s’étaler vers des territoires de plus en plus larges sans jamais perdre de vue la tendance à faire du gouvernement un moyen pour garantir le bonheur de chacun. Un tel gouvernement conseilliste garantit l’espace individuel pour les divergences et les choix les plus autonomes, tout en restant en syntonie avec la volonté d’être souvent une source de jouissance pour les autres car cela augmente aussi notre potentiel de jouissance de la vie.
Certains, comme Ivan Illich, ont parlé à ce propos de convivialité.
J’ai voulu, par ma modeste réflexion, mettre bien en vue la dynamique de la nation-gemeinwesen comme absolument réfractaire à toute forme de nationalisme prétendant à une quelconque supériorité sur les autres nations.
L’abrogation de l’Etat de la part de la communauté humaine rétablie, ressemblera en beaucoup mieux au dépassement de la monarchie au nom de la république car le nationalisme est l’idéologie pestifère de l’Etat fagoté en une nation (« L’Etat c’est nous », voilà le plus horrible des mensonges) vidée de sa dynamique spontanée de communauté réelle, pacifique et orgastique.
Par la nation-gemeinwesen l’Etat est destiné à disparaître en tant qu’instigateur de l’exploitation et de l’aliénation sans la reconstitution d’une autre classe dominante (ni la bourgeoisie de 1789 ni la bureaucratie de 1917). Sa disparition se traduira par l’effacement tendanciel de tout nationalisme. Seules les pathologies individuelles resteront, qu’une société libre saura traiter comme un problème de la communauté et non pas comme des machines de guerre que la société productiviste utilise cyniquement afin de débiter des hiérarchies pour la domination.
Bien au-delà d’une décroissance toutefois nécessaire et souhaitable, seule la promesse d’un affinement du bonheur fera bouger les êtres humains d’un nouveau monde psycho géographique, finalement libres de l’obsession de la croissance économique.
En s’aventurant, même timidement, au-delà des traces des bonobos qui pratiquent déjà un premier degré instinctif du dépassement de l’animalité conflictuelle, l’humanité a introduit, avant de se perdre dans la jungle perverse du productivisme, l’option consciente d’une organisation sociale solidaire, rendant possible la satisfaction sans fin de tous les désirs.
La démocratie conseilliste est l’essai concret de la tendance de l’humain au bonheur social en voie de lent affermissement. Néanmoins, l’humanisation de l’homme est encore extrêmement fragile car le singe humain est toujours attiré par la facilité de la solution éphémère de la question sociale par le conflit et par la domination, notamment masculine.
Il ne faut jamais oublier que l’être humain n’est ni bon ni mauvais dans l’absolu. Il est capable de tout, du meilleur comme du pire : de la Commune à Auschwitz, de l’amour pour autrui au cannibalisme.
Comment passer de la république bourgeoise à la démocratie conseilliste ?
On doit répondre à cette question aussi d’un point de vue théorique, pendant qu’on soutient les luttes transitionnelles de la résistance au monstre qui est en train de détruire la vie.
Attention, néanmoins, à tout purisme, à tout manichéisme moraliste : le ridicule des luttes idéologiques et leur effet boomerang réitéré favorisent un détachement élitiste impuissant à corriger les erreurs et à dépasser les limites de la rébellion.
Il est certes opportun de dénoncer la manipulation récupératrice de tout foyer de lutte de la part de la politique bureaucratique. Il ne faut, néanmoins, jamais faire manquer la solidarité à la moindre résistance à la domestication.
On sait bien qu’en continuant à faire les mêmes erreurs qui ont produit les défaites du passé, on risque d’obtenir, tristement, les mêmes résultats nuls. On doit, néanmoins, attaquer ponctuellement les erreurs et non pas la passion qui pousse à lutter pour l’émancipation.
Comme les républicains ont réussi à faire sauter l’ancien régime de la monarchie de droit divin, nous devons maintenant archiver celui de la république de droit marchand pour y substituer la société du don et de la richesse partagée.
Le but manqué par le prolétariat industriel, vaincu par le consumérisme bien plus que par la répression des armées et des polices de l’Etat capitaliste, est devenu celui de l’humanité entière, obligée, désormais, de lutter pour son émancipation, non plus simplement classe contre classe, mais, globalement, contre la dynamique nihiliste du capitalisme en train de détruire les conditions de la vie humaine sur la planète. Ce sera probablement un itinéraire tortueux auquel le système dominant opposera toutes ses forces pour survivre. Il n’y a pas, toutefois, d’alternative à la révolution sociale qu’une ruine catastrophique pour l’espèce humaine.
Les multinationales et la financiarisation de l’économie ont bouleversé les équilibres fragiles entre l’exploitation de l’homme et de la nature et les acquis sociaux qui donnaient aux exploités la sensation d’un progrès minimal. Le progrès est terminé. A sa place il y a la progression incessante de la décomposition de la société humaine, justifiée par l’idéologie de la crise qui cache mal l’émergence puissante de la crise de toutes les idéologies.
Et c’est la bonne nouvelle : il ne nous reste plus qu’à abandonner le monstre à son destin. Droite et gauche ne signifient plus rien non parce que la conflictualité sociale a disparu mais parce qu’elle s’est étendue au monde entier, en opposant désormais, directement, les défenseurs de la vie aux producteurs d’une mort de moins en moins rentable mais toujours assez séduisante pour les masses de zombis qui la suivent comme l’unique source concevable de bonheur.
Face à un tel gâchis de la volonté de vivre, seul le projet radical d’émancipation du totalitarisme nihiliste qui déferle offre une possibilité de salut.
L’instinct de survie, subsistant même dans l’animal le plus malade, s’entremêle désormais avec la poésie vitale de ceux qui continuent de vouloir vivre sans temps morts et de jouir sans entraves dans une vie digne de ce nom. La réalisation de l’utopie est devenue un dernier but concret pour l’espèce en danger ; aux antipodes, donc, d’un consumérisme qui fait poursuivre incessamment des carottes pourries faisant mourir d’ennui avant même que de faim, chaque fois qu’on les goûte sans la moindre joie.
Des Conseils locaux au Conseil international des Nations Unies, un nombre conséquent de Conseils intermédiaires peuvent assurer la chaine complète d’un processus décisionnel égalitaire, horizontal et non hiérarchique. Beaucoup de problèmes de gestion du fonctionnement d’une démocratie directe et réelle trouvent solution par des techniques adéquates.
Afin que les sujets de la communauté réelle – chaque nation en symbiose avec toutes les autres nations organisées en Conseils – arrivent finalement à formuler le refus et l’abrogation de la forme étatique en faveur de l’organisation conseilliste, on ne peut que passer avant tout par le balayage de certaines confusions, lieux communs et faux problèmes.
Une démocratie directe n’exclut pas les délégations et les mandats mais elle les prétend absolument révocables à chaque moment. La délégation doit être un don du délégué qui se rend disponible à représenter une décision commune, sans jamais rentrer dans aucune hiérarchie de pouvoir cumulable et rentable. Pour cela le contrôle des délégations et des mandats sera une tâche délicate et indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie conseilliste. Beaucoup d’astuces, d’ailleurs, sont déjà connues. Je parle d’astuces et non pas de vérités philosophiques, comme le tirage au sort et autres tactiques de filtrage des rôles sociaux.
Avec l’abolition souhaitable et impérative des Etats, le concept de nation assumera un rôle important que l’idéologie totalitaire de l’économie politique a aboli subrepticement. Totalement émancipée des miasmes nationalistes si chers aux fascismes et aux chauvinismes, la nation réapparaîtra comme une catégorie sociale naturelle pour les membres de toute communauté réelle.
Comme ce fut le cas, par exemple, de plusieurs tribus indigènes du nord de l’Amérique qui parlaient de nation Sioux ou Cheyenne, le concept naturel de nation indiquera de nouveau une communauté d’éléments matériels et spirituels, biologiques et culturels.
Etre né dans un lieu commun renvoie à une liaison affective, non pas de droit ou de pouvoir, avec une terre, un groupe, une langue, une lumière particulière, des habitudes alimentaires, un climat, des goûts esthétiques, musicaux, philosophiques, poétiques, etc.
La nation n’exclut pas les barbares. Nous sommes tous les barbares de quelqu’un d’autre et, heureusement, nous sommes tous métissés, c’est-à-dire les enfants d’une même humanité diversifiée. Les clandestins n’existent pas. Il n’y a que des étrangers aux habitudes différentes qui doivent trouver une harmonisation par une volonté commune, aussi dénuée de tremblantes défenses obsidionales que de despotiques invasions barbares. Le sentiment d’hospitalité écarte toute relation entre la nation et l’appropriation privative du territoire.
Les citoyens du monde, autochtones ou étrangers, sont toujours autant chez eux que chez les autres.
Au nom du principe de laïcité, il est question de mettre en commun uniquement ce qui est commun à tous, en laissant au libre arbitre de l’intimité de chacun le partage éventuel des spécificités et des différences.
Les affinités électives se chargeront de l’harmonisation des unions et des séparations, des rapprochements et des distances.
Le but kaléidoscopique de notre émancipation passera par la reprise planétaire du Mouvement des Occupations.
Justement : OCCUPY THE LIFE. (A suivre, ce n’est qu’un début…)
Sergio Ghirardi, le vendredi 6 décembre 2013
.
le texte OCCUPY THE LIFE. —>
1 – Ainsi pourrait le définir affectueusement Daniel Cohn Bendit, passé de l’anarchiste primaire qu’il fut à l’icone d’un environnementalisme européiste imbedded.
2 – La flambée spartakiste en Allemagne, puis le projet libertaire en Espagne entre 1936 et 1938, sont deux exemples d’une sensibilité conseilliste qui traversa les idéaux concrets d’émancipation de tout le vingtième siècle. Elle a trouvé un ennemi redoutable, prêt à tout pour préserver l’exploitation et l’aliénation de la civilisation marchande, dans l’alliance objective entre capitalisme de Marché et capitalisme d’Etat.
3 – 2007 : création du Conseil Economique Transatlantique (sans que les parlements nationaux soient consultés): plus de 70 firmes dont AIG, AT&T,BASF, BP, Deutsche Bank, EADS, ENI, Exxon Mobil, Ford, GE, IBM, Intel, Merck, Pfizer, Philip Morris, Siemens, Total, Verizon, Xerox,…conseillent le gouvernement US et la Commission européenne.
2011 : création d’un groupe d’experts USA-UE, dont le rapport, le 11 février 2013, recommande le lancement de négociations pour la réalisation du Grand Marché Transatlantique
4 – Voir: Naomi Klein, La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud 2008.
5 – Voir à propos de psycho géographie: S. Ghirardi, Notes pour une exploration psycho géographique d’un nouveau monde.
6 -Voir à propos des sociétés gylaniques (du grec gyné femme + lyein/lyo libérer) les travaux de Marija Gimbutas, Riane Eisler et James DeMeo.
7 – Voir K. Marx et J. Camatte à propos du concept de communauté et de la différence entre gemeinwesen (dans le sens de la libre communauté subjective) et gemeinschaft (dans le sens de la communauté du capital).

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