jeudi 14 novembre 2013

Avant nous étions tous "sans papiers"


La chute de l’Autriche produisit dans ma vie privée un changement que je crus d’abord tout à fait sans conséquence et que je considérai comme purement formel : je perdis par là mon passeport autrichien et je dus solliciter du gouvernement anglais, pour le remplacer, une feuille de papier blanc – un passeport d’apatride. Souvent, dans mes rêves de cosmopolite,  je m’étais secrètement représenté combien il devait être délicieux et, à vrai dire, conforme à mes sentiments les plus intimes d’être sans nationalité, de n’avoir d’obligation envers aucun pays et, de ce fait, d’appartenir indistinctement à tous. […]

Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permission, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. […]

C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels, on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. […]

Toute forme d’émigration produit déjà par elle-même, inévitablement, une sorte de déséquilibre. Quand on n’a pas sa propre terre sous les pieds – cela aussi, il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre – on perd quelque chose de sa verticalité, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même. Et je n’hésite pas à avouer que depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. […]

Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon cœur à battre comme celui d’un « citoyen du monde ». Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières.

Stefan Zweig, Le monde d’hier, 1939

Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942, à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien.
Ami de Sigmund Freud, d'Arthur Schnitzler, de Romain Rolland, de Richard Strauss et d'Emile Verhaeren, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l'intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d'auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d'un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l'« Âge d'or » de l'Europe et analyse avec lucidité ce qu'il considère être l'échec d'une civilisation.

Source : Wikipédia

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