mardi 5 février 2013

"Aurais je été résistant ou bourreau ? "- chronique.

A propos de l’essai de Pierre Bayard « Aurais-je été résistant ou bourreau ? » 1/ Chronique : L’obéissance si vile, par Marcela Iacub – Libération, 1/02/13 « Si ce livre est si puissant, c’est parce qu’il nous permet non pas de nous aveugler par les actions héroïques de certaines personnes, mais plutôt d’examiner d’un point de vue presque formel la nature de leur geste. Que signifie résister, désobéir, alors qu’aucune autorité, qu’aucun groupe ne nous sert de référence ? Et ces questions valent pour les cas extrêmes comme celui de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi pour les sociétés pacifiques comme la nôtre. Des sociétés où les injustices et les souffrances sont moins graves, mais où elles existent tout autant à cause de notre passion pour l’obéissance. Des sociétés qui, paradoxalement, se sont donné comme régime politique la démocratie, régime où le peuple et donc chacun d’entre nous est censé inventer les normes auxquelles il obéit. » 2/ Critique : Divin maquis, par Eric Loret – Libération, 16/01/13 « De son enquête, Bayard sort finalement avec une réponse peu encourageante : pour résister, il ne faut pas seulement «sortir du cadre». Il faut aussi jouir d’une force de créativité qui permet d’envisager les «bifurcations» qui n’existent pas encore, l’ensemble des possibles et pas seulement les possibles réalisés. Pire, «cette capacité n’implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi». » L’obéissance si vile 1 février 2013 à 19:07 Par MARCELA IACUB Nous avons, êtres humains, une telle passion pour l’obéissance que, comparés à nous, les caniches peuvent faire figure de rebelles. Si en temps de guerre ou de crise politique majeure, nous sommes capables de devenir les plus horribles des assassins et des tortionnaires, ce n’est pas parce que nous sommes «mauvais», comme certains esprits calcifiés par le moralisme le prétendent, mais parce que nous sommes obéissants. Nous obéissons même aux bourreaux qui vont nous assassiner, nous et nos enfants, sans protester. Notre aptitude à obéir dépasse de loin le souci que nous prêtons à nos intérêts vitaux les plus élémentaires. Oui, la passion d’obéir est chez l’espèce humaine beaucoup plus forte que son égoïsme. L’humanité devrait être définie par sa capacité inouïe à l’obéissance plus que par son pouvoir de raisonner. Ou, plutôt, par un terrible instinct qui la pousse à mettre son pouvoir de raisonner au service de l’obéissance, ce qui explique que le génie est rare. Enchaînée au cadre étroit des normes auxquelles nous obéissons, la pensée ne peut être que chétive, grise et uniforme. La perception que nous avons de nous-mêmes et du monde est davantage déterminée par la forme de nos cages que par la puissance de notre raison souveraine. C’est pourquoi le pouvoir de résister peut être considéré comme un miracle et comme un mystère. C’est pour l’analyser que Pierre Bayard lui a consacré son bouleversant essai Aurais-je été résistant ou bourreau ? publié aux Editions de Minuit (Libération du 17 janvier). En s’appuyant sur un voyage fictif dans une autre vie que la sienne pendant l’occupation allemande, Pierre Bayard analyse la «bifurcation» qui s’opère dans certaines vies faisant que, soudain, un être humain, au lieu d’obéir aux normes construites par d’autres, devient inventeur, créateur, bâtisseur de règles auxquelles il va s’assujettir. Il sort alors de son «cadre» vital et devient un autre. Comme si cette faculté si rare et si précieuse permettait aux humains non seulement de résister, d’inventer de nouveaux problèmes, d’avoir du courage, mais aussi, dans le même temps, d’accoucher d’eux-mêmes. Et ce, non pas pour avoir des récompenses économiques ou de la reconnaissance sociale, mais pour éprouver le vertige métaphysique d’être un homme et non pas un caniche intelligent. De tous les exemples que Pierre Bayard étudie, celui d’Aristides de Sousa Mendes, consul à Bordeaux en 1940, est le plus éloquent. Après avoir compris, grâce aux avertissements d’un rabbin qui était son ami, que les Juifs couraient le risque d’être exterminés, il signa des milliers de visas pour les sauver en désobéissant aux ordres écrits de Salazar. Et même après que ce dernier l’eut révoqué de ses fonctions, Sousa Mendes continua de signer des visas comme un automate obéissant aux ordres qu’il s’était lui-même donnés. Mais avant de prendre cette décision de désobéir, Sousa Mendes se sentit très fatigué et alla se coucher. Il dormit pendant trois jours et trois nuits, et c’est à son réveil qu’il était devenu un autre. Non plus le modeste Sousa Mendes que sa mère avait mis au monde, mais celui qui allait sauver de la mort 30 000 personnes alors que le destin funeste des Juifs n’était pas encore connu. Il a vu ce que les autres ne pouvaient voir, aveuglés qu’ils étaient par la peur et la paresse, ces deux filles hideuses de l’obéissance. Grâce à sa «bifurcation», Sousa Mendes était en mesure de comprendre la portée du plan des bourreaux. Si ce livre est si puissant, c’est parce qu’il nous permet non pas de nous aveugler par les actions héroïques de certaines personnes, mais plutôt d’examiner d’un point de vue presque formel la nature de leur geste. Que signifie résister, désobéir, alors qu’aucune autorité, qu’aucun groupe ne nous sert de référence ? Et ces questions valent pour les cas extrêmes comme celui de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi pour les sociétés pacifiques comme la nôtre. Des sociétés où les injustices et les souffrances sont moins graves, mais où elles existent tout autant à cause de notre passion pour l’obéissance. Des sociétés qui, paradoxalement, se sont donné comme régime politique la démocratie, régime où le peuple et donc chacun d’entre nous est censé inventer les normes auxquelles il obéit. Mais ce peuple ne sait même pas que ces normes - de celles qui distribuent des richesses à celles qui organisent les familles - ne sont pas nécessaires. Ce peuple ignore que la presque totalité des normes, aussi bien juridiques que sociales, sont modifiables. Plus encore. A force d’obéir, ce peuple ne sait même plus ce qui le fait vraiment souffrir. Une société qui prendrait la démocratie au sérieux devrait faire en sorte que prolifèrent des individus comme Sousa Mendes. Ce serait une société terriblement difficile à gouverner, et par moments fort désagréable à vivre. Mais il s’agirait d’une telle révolution, aussi bien politique que métaphysique, dans l’histoire humaine que même les chiens se mettraient à parler. L’on découvrira ce jour-là que s’ils se sont tus jusqu’alors, c’est pour mieux obéir à leurs maîtres. Source TERRA : http://www.liberation.fr/politiques/2013/02/01/l-obeissance-si-vile_878642 Divin maquis 16 janvier 2013 à 19:36 Critique Pierre Bayard redépiaute les cheveux en quatre sur le thème : héros ou collabo pendant la Seconde Guerre ? Par ERIC LORET Chic, une nouvelle enquête du professeur Bayard. Avec, comme à l’accoutumée, une question d’apparence débile (Comment améliorer les œuvres ratées ? Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?) suivie d’un dépiautage en règle des cheveux en quatre, et de solutions beaucoup moins loufoques que la question elle-même. Aurais-je été résistant ou bourreau ? Titre alléchant, typique des faux questionnements éthico-angéliques, et source de scénarios à deux balles par centaines pour mauvais films hollywoodiens où le protagoniste, renvoyé dans son propre passé ou dans celui des autres, a enfin l’occasion de se comporter en héros - lui qui est plutôt une andouille ordinaire. C’est d’ailleurs ce que Bayard (prof de littérature à Paris-8 et psychanalyste) décide de faire pour répondre à ce faux dilemme. Il enfourche la machine à remonter le temps et va voir durant l’occupation nazie ce qu’il peut bien fabriquer, en se faisant naître en 1922. Evidemment, il lui faut d’abord accepter l’absurdité logique de la démarche et l’absence finale de réponse à la question. En effet, «en me transportant dans le passé et en me donnant un autre contexte de vie, j’influe nécessairement sur ma personnalité actuelle et cesse d’être moi-même, rendant de ce fait l’expérience caduque avant même qu’elle commence». Caramba, c’est le conditionnel qui ne va donc pas. «Ténèbres». Comme dans un jeu vidéo, Bayard se munit en outre de trois armes pour tenter de deviner ce qu’il aurait pu devenir : 1) les lois de la psychologie «en période de crise», 2) l’observation de situations vécues analogues, et 3) la biographie de son père - «si l’on admet que certains traits psychologiques se transmettent d’une génération à l’autre». Autant le dire tout de suite, et ceux qui connaissent l’œuvre de Bayard s’en doutent : son comportement face à Vichy n’est pas formidable. Freud lui a en effet enseigné (au Bayard né en 1952, pas à celui de 1922) que la pente naturelle de l’homme est plutôt «le glissement vers les ténèbres». Ce qui constitue le vrai sujet de l’essai, c’est ainsi le mystère du «devenir-résistant», car c’est l’attitude de toutes la moins explicable, au regard de ce qu’on sait de la psychologie humaine. Le plus courant, en fait, face à l’horreur, la torture, la déraison ou même le délitement, c’est de ne rien faire. Bayard cite longuement le Romain Gary de la Promesse de l’aube (1960), lequel ironisait sur ceux qui ont accepté passivement : «Gary n’a pas de rancune envers les Français qui ont accepté l’armistice et dit comprendre ceux qui ont refusé de suivre De Gaulle. Il va même plus loin en reconnaissant qu’"ils avaient raison", ce qui, précisément, aurait dû les mettre en garde. Cette raison qui les a égarés tenait à leur sagesse, leur culture, leur goût des humanités, toutes qualités qui rendent pessimiste sur la condition humaine et ne prédisposent pas à s’engager dans une aventure incertaine.» Avant même le pessimisme, sortir du rang pour s’opposer est un effort, surtout quand la pression du groupe s’en mêle. Parmi les exemples que cite Bayard, il y a celui du 101e bataillon de la police allemande (objet du livre de Christopher Browning, Des hommes ordinaires), machine à rafler et exterminer les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Contrairement à ce qu’on peut croire, ces policiers avaient la possibilité de refuser de participer aux massacres, sans conséquence pour leur vie ni leur carrière. Dès lors, comment expliquer que tous n’aient pas manifesté leur désaccord ? Browning suppose que «ne pas tirer» comme les autres revenait à être activement «asocial à l’égard de ses propres camarades» dans un moment de perturbation des repères où, c’est le point le plus important, «soutien et contact humain» sont très difficiles à trouver. Sur cette question de la déliaison sociale, on se prend du coup à penser que dans des cas bien moins graves aujourd’hui, par exemple dans le cadre du travail, tandis que la crise excite les scissions dans les entreprises, ce devenir-bourreau par passivité trouve un schéma explicatif. Sur le «conformisme de groupe», Pierre Bayard prolonge la réflexion par une expérience des années 50. Un individu est plongé dans un groupe de ce qu’il croit être des pairs et qui sont, en réalité, des complices de l’expérience. A une question portant sur une donnée objective (par exemple, des lignes de longueur égale), tous les complices donnent une réponse fausse qui défie l’évidence. Comme on s’en doute, l’individu testé «aura tendance à leur emboîter le pas et à donner lui aussi une mauvaise réponse, en niant l’évidence visuelle». Peut-être pourrait-on alors questionner la notion d’«évidence visuelle» : en affirmant qu’une des lignes est plus longue alors que c’est faux comme le nez au milieu de la figure, le sujet ne fait que souscrire au consensus «réaliste» du groupe. A savoir que la réalité étant une question d’interprétation, il corrige la sienne de façon à la faire coller à celle des autres, il décide de participer à la même réalité que les autres. De mauvaises langues diront : voilà une expérience qui éclaire le travail des critiques littéraires ou de cinéma. Avec tout ça, on n’a pas avancé d’un iota sur les raisons qui poussent à résister. Au fil de son analyse, Bayard considère le cas de nombreux héros et «Justes». Créativité. Parmi eux, le célèbre Sousa Mendes, consul portugais à Bordeaux en 1940. Lorsque des milliers de réfugiés affluent dans l’espoir de gagner l’Espagne et le Portugal, Sousa Mendes est pris entre la «circulaire 14», qui lui rend difficile (mais pas impossible) la délivrance de visas, et l’avertissement de son ami le rabbin Kruger, qui lui a dit que les Juifs «risquaient la mort». Comme le note Bayard, Sousa Mendes a une réaction étonnante à ce dilemme : il va se coucher. Au bout de trois jours, il se relève et, se disant inspiré par Dieu, décide de signer tous les passeports qui passent. Tel Yayoi Kusama transformée en vishnu du tampon, il délivrera 30 000 visas en quelques semaines à Bordeaux, Bayonne et Hendaye. Pour cela, il fallait une sorte de crise de folie, un «déni de réalité» allié au sentiment intime «que l’on est coresponsable d’une circulaire prise par l’autorité hiérarchique à laquelle on a promis obéissance». De son enquête, Bayard sort finalement avec une réponse peu encourageante : pour résister, il ne faut pas seulement «sortir du cadre». Il faut aussi jouir d’une force de créativité qui permet d’envisager les «bifurcations» qui n’existent pas encore, l’ensemble des possibles et pas seulement les possibles réalisés. Pire, «cette capacité n’implique pas seulement une re-création du monde, traversé de nouvelles lignes de force qui remodèlent le paysage, elle signifie aussi une re-création de soi». Pierre Bayard Aurais-je été résistant ou bourreau ? Minuit, «Paradoxe», 176 pp., 15 €. Source : http://www.liberation.fr/livres/2013/01/16/divin-maquis_874513

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire